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29/07/2012

Crottes de chien

Vialatte à propos de Céline (chronique 439 du 1 août 1961)

RICHARD2.bmpCéline, à l'horizon de la littérature, laisse de hauts châteaux d'ordures qui se détachent sur un ciel d'orage et qui attireront longtemps le regard. Ses paysages plus grands que nature se mirent dans un fleuve d'immondices.

C'est un géant qui promène ses rêves dans un égout. Il n'est, je crois, pas un de ses livres, où, à un moment ou un autre, ledit égout ne déborde et n'engloutisse le monde. A moins qu'une vieille dame méritante, armée d'un jonc flexible et d'un pot d'eau bouillante, ne débouche le trou d'écoulement par un barattage minutieux, avec une technique remarquable dont il fait un éloge très vif.

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Le style, c'est l'exagération. Nul n'exagéra plus que Céline. Il a bâti des Parthénons en crottes de chien. La matière est étrange, les monuments grandioses. Ils seraient plus nobles en marbre blanc ; mais ceux qui taillent le marbre blanc n'ont pas la carrure qu'il faudrait pour faire des monuments aussi grands que ceux de Céline. 

15:05 Publié dans Vialatte | Lien permanent | Commentaires (1) |

13/07/2012

Vitesse

soleil.jpg-          Combien de temps tout cela durera-t-il ?

J'ai entendu un conférencier, annoncer que le soleil mourrait dans soixante trillions d'années. Un auditeur se leva, défait. 

-          Combien dites vous ? soixante trillions?

-          Non j'ai dit soixante six.

Ah ! bon,soupira l'homme, j'avais compris soixante. Et il se rassit soulagé.

Envoi d’un fidèle lecteur. Voilà comment Vialatte nous parlait du temps. Il parlait aussi de la vitesse :

On va vers la vitesse et la quantité (qui est encore un produit de la vitesse). En littérature comme dans le reste : nous sommes à l’âge du journalisme, et le journalisme c’est vitesse et quantité, c’est-à-dire doublement vitesse. Lamartine n’était encore qu’à la trottinette littéraire, les Goncourt au tandem, Zola au triporteur. Nous en sommes à l’âge du bolide. Au bout, la culbute. Et après ça, où ira-t-on ? Nous arriverons à un âge où l’humanité aura tant parlé qu’elle n’aura plus envie que de se taire. On verra paraître des livres blancs. Il y aura des concours de silence organisés par les journaux monosyllabiques.

Pour l’instant, on continue d’accélérer, c’est à dire d’augmenter la vitesse. Rappel: l'accélération est dérivée dela vitesse et vitesse est dérivée de la distance par rapport au temps. Encore un effort et la terre sera réduite à un point, une sorte de boson de X, massif et ridicule. Lisez Paul Virilio, il nous parle de dromologie, les lois de la vitesse qui vont nous tuer, et de dromocratie, le pouvoir énorme des gens qui vont vite.

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On regrette le temps des dromadaires qui sont des chameaux qui vont/allaient vite (dromos, la vitesse en grec). Les boulodromes, les vélodromes, pour vélos rapides et les hippodromes, pour chevaux de course,  (un lieu pour faire courir les dromadaires devrait s’appeller un dromadairodrome) ont été supplantés par les autodromes, les aérodromes et les cosmodromes. Vialatte doit en rire dans sa tombe.

19:33 Publié dans Vialatte | Lien permanent | Commentaires (0) |

11/01/2012

Culte

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A la demande générale, morceau choisi, le culte de la déesse du Job :

Il y avait sur le bord du toit une espèce de terrasse en zinc avec une rampe comme je n'en ai jamais vu ailleurs. Elle menait aux cabinets dont le petit pavillon était perché là-dessus à la façon d'une tour de guet sur les créneaux d'un château fort. Du haut de cette terrasse on voyait l'horizon. L'auberge du Champ de Tir, quand le soleil se couchait, prenait alors, sur le ciel lisse et dore comme une gelée de coing, une valeur surnaturelle. Elle était, je l'ai dit, comme un tabernacle, et la fumée de la Dame du Job montait autour comme un encens.

— Je la vois, disait Frederic, je la vois par un petit trou. Elle met sa fleur rouge dans ses cheveux. Elle bouge. Elle danse. Elle danse sur la montagne. Elle clignote et elle fait de la fumée, pffou, pffou!... Les voyageurs arrivent! Saugues-les-Bois! Saugues-les-Bois! Madapolam!

On l'épiait, on la devinait, on l'inventait. Elle était dévouée et despotique.

— Alors on serait des voyageurs, expliquait Fred. On irait voir la Dame du Job et on traverserait le désert. Ote tes chaussettes.

Il n'y avait pas à protester.

Il fallait se déchausser et traverser pieds nus le zinc brillant de la terrasse comme ces dindons que les forains font danser sur une tôle chauffée. On ne rit que par la souffrance. La Dame du Job était déesse et nous étions ses fidèles, ses prêtres, ses martyrs éblouis.

Etait-ce foi ou besoin à tout prix de la merveille? La soif d'illusion de Frederic était si grande qu'elle lui faisait peur à lui-même : il lui arrivait de me dire, après m'avoir détaillé longuement la vie sournoise et magnifique de cette Lorelei des hauts plateaux dans sa cabane au-dessus du monde, et m'avoir fait rotir les pieds en son honneur, il lui arrivait de me dire, comme pour se convaincre lui­-même :

— Tu sais, c'est pas vrai.

— Quoi?

— La Dame, Robert, tout ça, et puis qu'elle a bougé.

Même alors on ne savait pas s'il préférait croire ses fables ou sa raison. Car, si je l'approuvais, il n'était pas content. Il avait peur de ses propres mythes mais il était charmé d'en être épouvanté. Pygmalion craintif et ravi, il aimait cultiver le vertige. Et le vertige finit par aimer ceux qui l'aiment.

07:09 Publié dans Religion, Vialatte | Lien permanent | Commentaires (0) |

10/01/2012

Une dame en papier

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 Encore un morceau choisi de la Dame du Job. Celui où Robert, sorti de sa rougeole, explique que la Dame est sortie de son calendrier et s’est mise à bouger.

La Dame, dans l’auberge du champ de tir, va devenir la déesse de Fred et du narrateur.

 

 

 

Fred rêva un instant.

— Alors, dit-il enfin, c'est une dame en papier? C'est pas une dame en viande?

— Non, dit Robert. Elle est sur un calendrier. Elle est pendue à la fenêtre et on la voit quand on se réveille.

— Ah! Elle est jolie?

— Très jolie. Elle a une fleur rouge dans les cheveux. Et dessous ii y a écrit « Job ». C'est du papier à cigarettes. Grand-père l'appelle la Dame du Job.

— Ah! dit Fred. Elle a une belle robe? Comment qu'elle a une robe? Elle a une robe rose? Et une ceinture dorée?

— Non, dit Robert, elle a un petit boléro noir et des boucles d'oreilles toutes rouges.

— Ca, c'est pas vrai, dit Frédéric. D'abord les boléros, c'est pas noir, c'est bleu. Moi, je le sais. D'abord ma maman en a un. C'est une petite tunique comme les zouaves avec des petits boutons de tringlot. Alors tu vois...

Il chicanait sur les détails mais son coeur savait que c'était vrai. Et déjà il n'aurait voulu pour rien au monde que la Dame n'eût pas bougé. Robert devenait indiscuta­ble. Nulle varicelle ne pouvait plus être jetée dans la balance. C'était lui désormais qui conduisait le jeu.

— Alors, dit Fred, elle a tourné la tête et puis frout... elle s'est remise en place pour que tu puisses pas la voir bouger? Vite, vite... Mais tu l'as vue? Tu étais pas endormi? Qu'est-ce que tu as dit?

— Chut, chut! fit Robert effrayé.

On nous appelait pour le goûter. Le prestige de la Dame du Job céda devant celui des tartines. Mais elle s'était emparée de nos coeur.

Après le goûter, Robert mit le comble à son prestige en sortant de sa poche une tête de canard enveloppée dans un mouchoir sanglant. La tête avait les yeux fermés. Je revois encore ses plumes vertes et bleues, la modestie définitive de ses paupières abaissées, le renflement que formait la tête au-dessus des yeux et le bec jaune qui avait quelque chose d'humoristique et de familier. On avait tué ce canard la veille chez Robert. Il nous décrivit l'aventure : la bonne avec son couperet, le petit billot et l'animal décapite qui avait encore fait dix mètres avec son cou tranche giclant comme un jet d'eau. Robert avait enveloppe la tête et la conservait dans sa poche par fétichisme et par pitié, comme une relique et comme une attraction, peut-être aussi par une espèce d'affreux amour.

Nous enterrâmes cette tête au pied d'un peuplier en bourdonnant des litanies comme dans un enterrement sérieux. La terre glacée résistait à nos pioches.

Ce fut ainsi que, des le premier jour, la grande idée de la Dame du Job fut mêlée à des funérailles. Et son premier drapeau fut un mouchoir sanglant.

—    Pleure, toi, disait Robert, puisque tu es la famille.

Il faisait froid, le brouillard montait et l'express emporta ce soir-la dans son sillage l'image de cette dame mystérieuse, aux yeux de danseuse espagnole, qui bouge parfois la nuit dans le coeur des enfants comme dans le cerveau des hommes, muette, souriante, énigmatique, avec sa fleur rouge dans les cheveux.

Au dîner, Frederic, pensif, ne parla pas. Ensuite il fut très excité. Assis sur sa petite chaise et regardant le feu, il fredonnait une espèce de chanson ou la Dame se trouvait mêlée comme un cuivre égyptien à des étoffes étonnan­tes :

J'ai vu la Dame du Job en macramé cerise Madapolam, madapolam

J'ai vu la Dame du Job et ses boucles d'oreilles Trocadéro, madapolam

(…)

Bien souvent nous devions nous battre au sujet de la Dame du Job, de la couleur de son boléro, ou de la taille de Mustapha, car les enfants, malgré les apparences, ne sont pas plus raisonnables que nous.

05:59 Publié dans Mots, Vialatte | Lien permanent | Commentaires (0) |

09/01/2012

Zig-Zag

En quête de la Dame du Job, je retrouve une des images de ma jeunesse, le Zouave de Zig-Zag. J'ai failli écrire Le Zouave du Job.

Dans mon enfance, l'usine Zig-Zag se trouvait à Thonon ou plutôt non loin de là à Publier dans les usines Bolloré. Si quelqu'un a des lumières sur l'histoire de ces industries en Chablais (ajoutez y les pates Capitan voire plus bas), je suis preneur.


zig-zag.jpgAujourd'hui, je suis au regret de vous dire que ce papier qui part en fumée est la propriété de Republic Technologies, qui fait partie du groupe International Republic basé à Chicago. Vialatte en serait aussi déçu que moi. Depuis juillet 2000, la Dame du Job (1838) est parti bras dessus bras dessous avec le Zouave de Zig-Zag (1879) ainsi qu'OCB (1822), tous papiers cancérigènes inventés  et longtemps fabriqués chez nous, pour Chicago. On a même pas l'excuse de la main d'oeuvre bon marché.

Dommage !?


Une pub qui devait plaire à Vialatte:

La dame du Zag

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La meilleure pour la faim :

07/01/2012

Limace bigarrée


Comment Fred Lamourette dessine Robert, ce garçon qui va leur faire découvrir la fameuse Dame du Job.


Frédéric s'adonnait comme moi a ces vertiges du voca­bulaire, mais je pense qu'il y avait pour lui, dans le jeu des formes et des couleurs, des sorcelleries et des prestiges où mon esprit ne le suivait pas. Outre le thème de l'express et celui de la porte qui s'ouvre, il dessinait souvent à cette époque-là un enfant atteint de la rougeole, avec une technique barbare et primitive dont il essaya par la suite de garder certains procédés.

L'enfant, c'était Robert, le petit-fils du propriétaire, que nous étions allés voir un jour. Sa mère nous avait dit qu'il avait la rougeole. Depuis, Frédéric, hanté par l'imagination de cette maladie plus sédui­sante que la vulgaire varicelle, le dessinait dans la mesuredes lumières qu'il avait acquises sur le sujet. Robert devenait sur ces peintures une sorte de limace bigarrée, de larve verte ornée de disques rouges comme une espèce d'étoffe à pois, couchée sous les draps transparents. Il s'incrustait à angle droit dans un personnage ténébreux,avec une tignasse d'ébène, des bas noirs et des souliers noirs, qui ressemblait au vicaire de la paroisse. Cette forme sombre et terrifiante était censée représenter la maman du petit Robert. L'ensemble monstre a pois et monstre ténébreux composait une équerre à T. J'ai souvent retrouve cette équerre comme motif de composition dans les dessins de Frédéric. Quant au petit garçon à la rougeole, c'était lui qui devait un jour nous apporter le secret de la Dame du Job.

 

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10:46 Publié dans Vialatte | Lien permanent | Commentaires (0) |

06/01/2012

Trocadéro

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Voici un extrait de La Dame du Job d’Alexandre Vialatte. Ce roman retrace une partie de son enfance partagée avec son ami Fred Lamourette que l’on retrouve dans Les Bananes du Congo. Ces paragraphes nous parlent de la passion de Vialatte pour les mots. Fred Lamourette avait plus de goût pour le dessin, je l’illustrerai dans une autre note.

Pour ma part, j'étais plus sensible au problème du vocabulaire : pourquoi ce mot de main ? Et comment savait-on que cette chose s'appelait main ? Le mot désignait des choses si différentes. Pourquoi était-ce toujours main ? Je posais la mienne sur la table où le tapis de cachemire faisait ressortir son contour, je disais « main » et je sombrais dans une sorte de vertige. Le mot pendule me procurait le même genre de perplexité. Il n'avait pas l'air de faire corps avec l'objet qu'il désignait. Au lieu que certains mots au contraire me paraissaient inséparables de leur chose ; on avait l'impression naïve que c'était le vrai nom de leur objet.

D'autres trompaient : ils n'évoquaient l'objet que par une décision arbitraire de ces géants divins qu'étaient les grandes personnes; ils ne l'atteignaient que par la bande ; ils étaient une incantation plutôt qu'un nom. D'autres aussi paraissaient s'appliquer à des objets qu'ils ne désignaient pas. D'autres enfin ne s'appliquaient à rien et, parmi eux, les uns sympathiques et plaisants, d'autres revêches, ridicules et prétentieux :

« arthritisme », « Trocadero ». Trocadero était invraisem­blable, hybride et repoussant. Nous le répétions quelque­fois en l'employant a l'aveuglette, ou sans objet. Notre litanie se terminait en chanson sur l'air d'un refrain de nourrice :

« Au Tro, au Tro, au Trocadéro »

Nous avions fini par penser que c'était peut-être le nom de quelque âne espagnol. Au-dessus de tout cela il y avait les mots de passe, des mots trop beaux pour le langage humain, qu'on avait dû faire pour le plaisir, comme nous en faisions nous-mêmes en mélangeant les syllabes au hasard. On les trouvait surtout dans les catalogues que madame Lamourette lisait seule, à mi-voix, d'un air pensif, en écrivant et en se mordant parfois la lèvre, au moment des commandes d'automne : organdi, macramé, shirting, madapolam. Nous jouissions d'eux pour eux-mêmes. Aucune curiosité de leur signification ne nous traversa jamais l'esprit. Je pense même que nous aurions été déçus de les comprendre. Mais la question ne se posait pas. Nous les répétions a voix basse et rougissions si on nous entendait célébrer ces étranges mystères ; nous pensions que ces mots étalent trop beaux pour nous et qu'il y avait de notre part, à en user, une prétention qui nous rendait coupables. Mais leur splendeur nous exaltait. Nous les chantions. C'était une religion faite de litanies, de messes basses, de répons et de cantiques.

17:37 Publié dans Mots, Vialatte | Lien permanent | Commentaires (0) |