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21/08/2007

No Suicide -8-

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Je viens de demander à Olga de me relire ce texte. Je ne suis pas contente du résultat. Pas du tout ! C’est mauvais. Ce n’est pas le rendu que je souhaite. Je ne peux pas m’empêcher de donner à mon écriture ce petit ton guilleret, cet air frais de nostalgie sympathique et ça m’énerve ! Ce que je voudrais, c’est expliquer ce tunnel sans fin… ces années d’attente… Cette tristesse… Je ne sais pas utiliser ces mots là. Il me faut revenir sur ce texte… Encore une fois… Je veux qu’on comprenne cette peur, cette angoisse qui sans cesse m’envahit. Je crois que vais reprendre les choses dans l’ordre… dans le sens chronologique. Et puis je laisserai Olga noter la petite surprise de dernière minute.

Je vais repartir de ces années pendant lesquelles Raymonde venait me rendre visite au Cyclades. Ces années là. Les Cyclades… Exactement !

Donc, pendant longtemps, Raymonde est venue me voir chaque samedi. Ce fut ma dernière vie un peu vivable. Pourtant, c’était la pire des époques pour nous les vieux, les pas trop valides. On ne parlait que du déficit de la Sécurité Sociale… de l’impossibilité de payer les retraites… du vieillissement de la population… Au tournant du siècle, cette menace était devenue réalité. La médecine avait fait des progrès hallucinants. Après avoir transplanté cœurs, reins et foies de donneurs, on s’est mis à fabriquer ces organes en éprouvette à partir d’une seule cellule souche convenablement traitée. On parlait de personnes bioniques… refaites à neuf, de la tête aux pieds. La presse racontait la chance des survivants. La chance de ceux qui pouvaient s’offrir cette cure de jouvence.

La chance… Parlons-en ! Il n’y avait plus de personnel dans les hospices… Pour certains d’ailleurs, il n’y avait même plus d’hospice tout court. Les vieux, ceux qui n’avaient pas d’argent, crevaient dans la rue. On ne pouvait pas soigner tout le monde… Moi, j’avais fait ma petite pelote complétée grâce à la générosité d’Alphonse. On m’avait mise aux Cyclades. Six étages de montée vers la mort. Ce n’était pas le pire. Et de loin ! On y entrait valide en bas près des jardins. On en sortait grabataire à la morgue du sixième. Dans les couloirs, on chuchotait que ceux qui avaient de l’argent pouvaient rester plus longtemps dans les étages du bas. C’était difficile à prouver. Quand je suis passé du deuxième au troisième, Raymonde a voulu absolument comprendre pourquoi. J’ai dû calmer son ardeur. Il ne fallait pas trop poser de question. De toute façon, moi, j’aurais voulu monter encore plus haut, encore plus vite. En finir, quoi !

12:50 Publié dans No Suicide | Lien permanent | Commentaires (2) |

19/08/2007

No Suicide -7-

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Après les disparitions de Raymond, Alphonse, Lucien, Jean-Jacques, il me restait Raymonde. Raymonde qui me rendait visite chaque semaine. C’était une joie de la voir, plus que centenaire, arriver chaque samedi de son pas alerte. Elle m’amenait des fleurs et une brassée de livres que je n’avais jamais le temps de lire. Elle m’encourageait à écrire. J’avais de la peine avec mes rhumatismes, même taper sur un clavier était pénible et on n’avait pas encore inventé des APerHos aussi sophistiquée qu’Olga.

Après Raymonde, plus rien… disons presque plus rien. Des années de désert, de solitude…. J’ai perdu jusqu’au goût de la conversation… et Dieu sait si je suis bavarde. Heureusement la tête va bien et même très bien, c’est ce qui m’a permis de faire avec Olga cette dernière farce. Mais n’anticipons pas.

Mais il y avait cette petite idée d’écriture… Une idée qui s’est mise à germer… lentement… Si je tenais un tant soit peu à cette vie, je dirais que l’écriture m’a sauvé la vie. Je devrais dire : « tant pis ! » Ils disent que je m’accroche ! Je voudrais bien les voir eux… dans mon état… avec cette machine qui m’évite tout faux mouvement… L’écriture m’a prolongé une vie dont je ne voulais plus. C’était plus fort que moi. Voilà tout !

Lucien disait toujours qu’après quarante ans, on ne se fait plus d’amis. En conséquence de quoi, il se contentait de voir chaque fin de semaine les trois ou quatre même soûlards qu’il avait connus sur les bancs de l’école ou dans les rangs du régiment. Un solitaire, le Lucien… Moi, j’aimais bien voir du monde, m’amuser… Même immobilisée sur un lit, je réussis encore à lier des contacts. Mais des amis… c’est autre chose.

12:40 Publié dans No Suicide | Lien permanent | Commentaires (0) |

16/08/2007

No Suicide -6-

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Lucien est resté célibataire. A la mort de Raymond, après ces deux années pénibles de longue maladie, il s’est occupé de moi… Je me suis occupée de lui… Enfin on s’est occupé l’un de l’autre, Lucien et moi… Parmi les nombreuses fois où je me suis demandée ce que je faisais là, à survivre bêtement, celles qui ont suivi la mort de Lucien et plus tard, la fin de ma chère Raymonde, furent de loin les pires. Survivre à son enfant, enfant devenu lui-même un vieillard, c’est idiot ! « Ça n’a pas de bon sens ! » comme dirait Jules.

J’aurais dû mourir bien avant Lucien. J’aurais dû mourir avec Alphonse. C’était un sacré cadeau du ciel, Alphonse. Tomber amoureuse à quatre-vingt ans. C’était inespéré ! Un miracle… Un an, ça a duré… À peine plus. Un an de lettres d’amour, d’échanges téléphoniques sur mon petit portable, grâce à mon forfait illimité. Alphonse, c’était un bien beau cadeau, inespéré. Il aurait fallu que soit le dernier. Il aurait fallu finir sur ses lettres. Après tous ces déménagements… de bâtiments, d’étages, de chambres, d’APerHos… je les ai perdues, les lettres d’Alphonse. C’était en venant de… C’était en allant à… Oh, et puis, je ne sais plus… elles sont perdues voilà tout. Et je m’en moque. Il y a longtemps que je les ai toutes apprises par cœur :

(…) J’ai voulu t’envoyer encore un baiser avant de m’endormir, te dire que je t’aimais. À peine avais-je raccroché, à peine l’écho de ta voix s’estompait dans mon oreille, que ma pensée s’envolait vers toi. Elle courait plus vite que la modulation de l’onde qui m’apportait tes douces paroles, plus vite que la lumière qui illuminait ton visage sur les coteaux de Banyuls… Soigne-toi bien, je t’envoie toute ma tendresse (…)

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14/08/2007

No Suicide -5-

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Non OLGA, ce n’est pas fini. J’ai encore beaucoup de choses à dire… J’ai eu une enfance heureuse. C’était entre les deux guerres, les deux grandes, les deux bien meurtrières du siècle passé… Les gens heureux n’ont pas d’histoires. C’est vrai. Papa et Maman s’aimaient beaucoup. J’avais deux grands frères qui étaient très gentils avec moi. Nous étions un modèle de famille unie. J’ai rencontré Raymond, j’avais vingt ans, lui vingt-trois. Il était beau, solide comme le roc. Nous nous sommes installés dans un village près d’Annecy. A l’époque, c’était un village… La semaine on allait à l’usine. Le dimanche on faisait de la montagne avec les enfants.
 
Avec Raymond, j’ai vécu ma deuxième vie. Une belle grande vie, Un demi-siècle plein. Nous avons eu deux enfants : Lucien et Christine. Christine est partie de la maison, elle avait dix-huit ans. Je ne l’ai plus revue. Elle ne m’aimait pas. Je n’ai jamais su vraiment pourquoi. Elle a fait un beau mariage. Elle changeait de classe sociale. C’est ce qu’elle voulait, changer de classe sociale. Elle n’avait plus envie de nous voir, son père et moi. Ce fut un moment bien pénible pour nous deux. Plus tard, elle a même dissuadé ses enfants de nous rendre visite… Il y a quelques années, c’est l’un de ses propres petits-enfants qui est venu me voir à l’hospice. J’étais toute surprise d’être la bisaïeule de ce grand dadais de bientôt quarante ans. Mais on n’a rien trouvé à se dire… Rien d’important… Dommage !

A cette époque, ils m’avaient mis au cinquième étage dans une maison près d’Annecy : les Cyclades. Aux Cyclades, plus on était haut, plus on était près de la fin. Des étages, il y avait six. Au cinquième on en était à la bouillie distribuée à la petite cuillère. J’ai fait deux semaines de grève de la faim. Mais je crois qu’aujourd’hui, je préfèrerais parler d’autre chose… Pour ne pas casser mon récit.

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12/08/2007

No Suicide -4-

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Ces histoires, je les ai d’abord écrites pour Jules, mon ami québécois, le petit-fils de Jean-Jacques, puis pour les enfants de Jules : Colin et Chloé. Eux qui pourraient déjà être parents. J-J aurait dit : « Ça n’a pas de bon sens ! » Ce sont des mots qui me poursuivent. Quand il a réalisé l’ampleur que prenait ce travail d’écriture sous la dictée, Jules m’a dit : « Mamie, commencer à écrire des contes comme ça, à ton âge, ça n’a pas de bon sens ! » Il avait bien raison. Moi, j’entendais toujours « …pas de bon sang. » Ça me faisait rire. Bon sang. « Bon sang de bonsoir ! » C’est ce que disait mon père quand il était en colère. Mon père… le pauvre… C’est si loin. Maman… Papa. Je les ai presque oubliés, dans la liste de  mes chers défunts…

Olga recueille mes paroles. Elle me les récite. Elle me les corrige. Je n’ai pas besoin de dicter plusieurs fois. Elle sait ! Elle sait quand je veux changer un adjectif, biffer une phrase. C’est presque de la transmission de pensée. Elle sait ! Elle fait la différence entre un texte que je lui dicte et une demande que je formule. Même si j’essaye de la tromper en disant par exemple : « Je veux aller au jardin… » Elle n’hésite pas, elle sait… Elle va se mettre à me questionner : « voulez-vous commencer un dialogue ? »  Elle enregistre mes paroles. Elle envoie mes récits à Jules à Toronto, à Colin et Chloé, je ne sais où, à d’autres enfants… Enfin si, je sais. Elle n’agit que sur mon ordre, uniquement. Parfois elle me demande « Est-ce que ce texte est fini ? »

Mesdames et messieurs les députés, mes chers collègues, un peu de silence et de respect, s'il vous plaît. Merci. Ce récit autobiographique a été recueilli de la bouche même de madame Laurent par OLGA, son assistante personnelle. Depuis quelques jours, ces paroles sont accessibles sur Webnet 8.1. Je vous propose d’écouter la suite immédiatement. Quant à ceux qui manifestent bruyamment en frappant leur pupitre, je leur demanderai un peu de patience et de silence. Madame Laurent, je vous le rappelle, en a eu pendant de très très longues années… Il me semble qu’elle a le droit d’être écoutée jusqu’au bout par cette assemblée qui réunit les représentants du peuple. Et puis son récit pourrait vous réserver quelques surprises... Merci de votre patience.

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09/08/2007

No Suicide -3-

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Olga est le tout dernier modèle d’APerHos. Si mon Raymond revenait, lui qui aimait tellement bricoler, il dirait d’Olga que c’est un beau lit d’hôpital bien pratique, super ingénieux. C’est vrai, Olga est un lit capable de toutes les orientations. C’est aussi une petite voiture qui se déplace seule dans les couloirs ou les allées du jardin. Alphonse, lui, aurait aimé la chaîne stéréo qui joue les morceaux que je veux… un son très pur… un choix infini de musiques du monde. Parfois, elle me met une chanson sans que je demande rien. Je suis tentée de protester mais c’est inutile, elle est toujours dans le ton, dans l’humeur de l’instant… Pour Lucien, mon fils, chez Olga, c’est l’écran de télé plat et pliable qui surgit de sous le matelas qui l’aurait séduit. Je l’entends presque dire : « Un lit à la James Bond. »

Moi, j’associe Olga, ce petit bijou de technique, à mon vieux monde fané… éteint même… et depuis si longtemps. Cela me la rend plus proche, plus humaine, presque amicale. Sinon, quand on y réfléchit, c’est Big Brother cet engin là. L’œil à tout, l’œil partout… Et pourtant avec Olga, on a fait de grandes choses dernièrement.
       
J’ai peur ! Je suis morte. Morte avec Raymonde, avec Lucien, avec Jean-Jacques. Il voulait le cryogéniser, mon Jean-Jacques. Ils disaient que sa maladie, à J-J, serait soignée dans quelques années. Ils disaient qu’alors, ils pourraient sans doute le réchauffer, qu’il aurait encore de belles années à vivre devant lui. Je les ai empêchés de commettre ça. J’envie ces petites vieilles à qui on a accordé le droit de mourir parce que leur maladie était enfin jugée incurable. J-J conservé dans de l’azote liquide… et quoi encore !... Il n’aurait pas été le seul. Ce fût un débat terrible. Les refroidisseurs avaient démontré que cela marchait. Nous avons refusé. Nous étions nombreux. Nous avons gagné. Aujourd’hui, personne ne peut plus être cryogénisé contre son gré. C’est fini !

J’ai peur ! Je suis partie avec eux, partie avec les miens. Dans ma tête, en tout cas. Je veux faire disparaître les derniers souvenirs qui me restent. Ma mémoire étonne, paraît-il. Moi, elle me fatigue. C’est grâce à Olga que je l’entretiens… et même parfois à mon corps défendant. Avec son aide, j’ai pu me livrer à la seule chose qui vit encore un peu en moi : les petites histoires que je construis patiemment pour les gosses.

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07/08/2007

No Suicide -2-

523ea5514b23ce25d19b1d7368525767.jpgJ’ai peur! Aujourd’hui je passe mes jours et mes nuits avec Olga. Olga est le dernier avatar de mes assistantes personnelles hospitalières. Mon A.Per.Hos comme ils disent. C’est de loin la meilleure de toutes, Olga. Elle est à mes petits soins. Rien à voir avec la toute première d’entre elles. Un engin mal dégrossi. Vraiment ! Celui-là, je l’avais appelé Sans-nom. Plus tard, il y a eu Sans-nom2 et Sans-nom3 et même 4. À l’époque, après la mort d’Alphonse, j’étais encore bien valide, j’allais sur mes nonante ans et j’avais protesté du plus fort que j’avais pu. Je préférais une infirmière deux heures par jour plutôt que ce machin… cet engin… vingt quatre heures sur vingt-quatre. On m’avait répondu que les infirmières étaient réservées aux hôpitaux. Comme pour me punir de protester, on m’avait demandé de partager Sans-nom avec une autre vieille, une petite sèche et acariâtre dont j’ai oublié le nom. Elle crachait sa bile à gros bouillons cette sale pie. Elle enquiquinait tout l’étage… Mais c’est si loin tout ça !

Bien plus tard, les techniciens, deux jeunes rigolos, qui, en ce temps là, mettaient en place les APerHos, ont bien vite remarqué que, derrière mes airs revêches, mes cent années et quelques, je n’étais pas hostile à la technologie. À l’époque, je passais ma vie au téléphone, au visiophone. C’était avec Raymonde ou avec mes amis du Québec, Jean-Jacques et les autres, avec les quelques survivants de cette longue marche. Du coup, un des chefs monteurs a décidé de me remplacer Sans-nom1 par Sans-nom2. Hé bien, figurez-vous que je l’ai regrettée cette sale bête de Sans-nom1. J’avais réussi à m’attacher à cette chose idiote…. Il faut dire que, deux ou trois fois, la chose avait bousculé la vieille pie acariâtre. Un faux mouvement, peut-être par hasard. Cela me l’avait rendue sympathique, Sans-nom1. Je l’aurais presque défendue, cette pauvre machine promise à la casse.

Olga, c’est autre chose. Une infirmière, même la plus attentive, la plus professionnelle et diligente, ne pourrait jamais atteindre un tel degré de précision. Elle a une force de colosse et un doigté de micro-chirurgien. Elle est présente à chaque minute. Elle prévient mes moindres envies. Elle me connaît par cœur. Elle a pour moi toutes les attentions et assiste le plus petit de mes mouvements désordonnés pour le transformer en un geste délicat. Quand je me promène dans l’hospice, je ne rencontre comme par magie que les gens que j’ai envie de voir. Elle fait parfois de grands détours pour m’éviter de rencontrer la vieille casse-pieds du troisième qui se croit obligée de me raconter sa vie. Celle qui me parle de son mari, le général, qui avait toute la confiance de Jacques Chirac, de ses placements en bourse, de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants qui ont si bien réussi dans la vie… Elle est assommante cette vieille. Elle me tue. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Ah oui Thérèse ! Merci Olga. Continue, s’il te plaît,  d’éviter Thérèse ! Il n’y a rien à tirer de bon de cette femme !

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