06/01/2012
Trocadéro
Voici un extrait de La Dame du Job d’Alexandre Vialatte. Ce roman retrace une partie de son enfance partagée avec son ami Fred Lamourette que l’on retrouve dans Les Bananes du Congo. Ces paragraphes nous parlent de la passion de Vialatte pour les mots. Fred Lamourette avait plus de goût pour le dessin, je l’illustrerai dans une autre note.
Pour ma part, j'étais plus sensible au problème du vocabulaire : pourquoi ce mot de main ? Et comment savait-on que cette chose s'appelait main ? Le mot désignait des choses si différentes. Pourquoi était-ce toujours main ? Je posais la mienne sur la table où le tapis de cachemire faisait ressortir son contour, je disais « main » et je sombrais dans une sorte de vertige. Le mot pendule me procurait le même genre de perplexité. Il n'avait pas l'air de faire corps avec l'objet qu'il désignait. Au lieu que certains mots au contraire me paraissaient inséparables de leur chose ; on avait l'impression naïve que c'était le vrai nom de leur objet.
D'autres trompaient : ils n'évoquaient l'objet que par une décision arbitraire de ces géants divins qu'étaient les grandes personnes; ils ne l'atteignaient que par la bande ; ils étaient une incantation plutôt qu'un nom. D'autres aussi paraissaient s'appliquer à des objets qu'ils ne désignaient pas. D'autres enfin ne s'appliquaient à rien et, parmi eux, les uns sympathiques et plaisants, d'autres revêches, ridicules et prétentieux :
« arthritisme », « Trocadero ». Trocadero était invraisemblable, hybride et repoussant. Nous le répétions quelquefois en l'employant a l'aveuglette, ou sans objet. Notre litanie se terminait en chanson sur l'air d'un refrain de nourrice :
« Au Tro, au Tro, au Trocadéro »
Nous avions fini par penser que c'était peut-être le nom de quelque âne espagnol. Au-dessus de tout cela il y avait les mots de passe, des mots trop beaux pour le langage humain, qu'on avait dû faire pour le plaisir, comme nous en faisions nous-mêmes en mélangeant les syllabes au hasard. On les trouvait surtout dans les catalogues que madame Lamourette lisait seule, à mi-voix, d'un air pensif, en écrivant et en se mordant parfois la lèvre, au moment des commandes d'automne : organdi, macramé, shirting, madapolam. Nous jouissions d'eux pour eux-mêmes. Aucune curiosité de leur signification ne nous traversa jamais l'esprit. Je pense même que nous aurions été déçus de les comprendre. Mais la question ne se posait pas. Nous les répétions a voix basse et rougissions si on nous entendait célébrer ces étranges mystères ; nous pensions que ces mots étalent trop beaux pour nous et qu'il y avait de notre part, à en user, une prétention qui nous rendait coupables. Mais leur splendeur nous exaltait. Nous les chantions. C'était une religion faite de litanies, de messes basses, de répons et de cantiques.
17:37 Publié dans Mots, Vialatte | Lien permanent | Commentaires (0) |
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