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21/05/2008

Jankélévitch

 

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Vladimir Jankélévitch

(Bourges 1903- Paris 1985)

Philosophe et musicologue français.

Sa pensée est centrée sur trois axes :

 

Extrait de Alexandre Vialatte, “Chronique du rien et même du presque rien”, in Chroniques des immenses possibilités, Juillard, 1993.

(…)

« Et ensuite il y a M. Verdure, qui est professeur de philosophie, et qui m’écrit que j’aurais dit des bêtises dans La Montagne du 3 mars. Je lui réponds que c’est entièrement faux. Je les ai dites le 20 février. Et c’est tellement entièrement faux que, même si j’avais voulu les dire, la chose m’eût été impossible, car le 3 mars était un samedi et ma chronique paraît le mardi. Je ne peux dire de bêtises que le mardi, c’est le triste sort du journaliste; au lieu que les professeurs peuvent en dire tous les jours; je ne parle pas pour M. Verdure, car sa lettre est pleine de bon sens; on voit par là pourtant combien ses calomnies sont dénuées de toute espèce de fondement. “Vous parlez, m’écrit-il, dans votre paragraphe trois, d’un professeur qui a écrit trois mille pages sur les nuances et sur les gouffres qui séparent le Rien du Je-ne-sais-quoi.” (C’est fort exact.) “Il s’agit, ajoute-t-il, de mon maître Vladimir Jankélévitch.” (Pure vérité. M. Jankélévitch sépare déjà à 8 heures du matin, à la radio, le presque-rien du je-ne-sais-quoi, pour que l’homme se réveille dans l’utile de la chose et se trouve jeté tout nu dans le vrai sérieux de la vie.) “Je ne vous signale, continue M. Verdure, que le titre de son ouvrage n’est pas “le Je-ne-sais-quoi et Rien”, mais “le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien“.
 
Je le savais. Qui ne le sait? Et on ne me l’apprend pas. Mais le Presque-rien cassait la cadence de ma phrase. Au lieu que le Rien s’emboîtait parfaitement. Les lois de la prose ne sont pas celles des événements: un historien vraiment soucieux de son style fait perdre ou gagner la bataille suivant les intérêts de sa phrase et non pas ceux d’une ressemblance photographique avec des faits qui auraient pu être tout différents! C’est une question de conscience professionnelle. Ou alors qu’on nie Picasso! M. Verdure songe-t-il à nier Picasso? Va-t-il acheter ses tableaux chez le boucher, chez le menuisier, chez le marchand de singes? Non, M. Verdure ne songe pas à nier Picasso, et c’est pourquoi, tel que je le sens, il est navré de ses affreuses calomnies, il bat sa coulpe, il souffre, il ne sait plus où se fourrer.

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16/05/2008

Camembert

Alexandre Vialatte prend plaisir à décrire son ami Michel Chrestien attaquant un camembert dans "La Montagne" le 14 avril 1953.

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"Il est spectacle bien grand et un plaisir bien légitime, bien doux aux coeurs vertueux et sensibles et aux amis des choses vraiment majestueuses, une expérience bien faite pour réconcilier l'homme avec la condition humaine, un tableau pompeux, une leçon,un frisson nouveau dans l'histoire, bref une consolation dans cette vallée de larmes, c'est de voir Michel Crestien attaquer le camembert[...] Il a l'économie d'efforts et l'efficacité de geste que nécessitent les travaux de précision, les oeuvres d'art et les ouvrages de longues haleines.[...] Disons seulement que rien n'est plus senti, plus imprégné de conscience humaine et stomachique. Ce n'est plus de l'alimentation, c'est de l'hymne à la nourriture, c'est du cantique, c'est de la mystique, ce sont des psaumes de l'Estomac. Il ne mange pas, il communie. C'est le rassurant dans le somptueux, c'est le sobre en même temps que l'orné, c'est l'équilibre intelligent, la ligne pure et la maîtrise. Parlons bas retenons notre souffle ; nous venons d'entrevoir le parfait. "

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16/02/2008

Polygamie

Une chronique d'Alexandre Vialatte numéro 573 du 2 avril 1964.

JOIES ET MISÈRES DU POLYGAME.

L'homme aspire à avoir un grand nombre de femmes. Elles lui facilitent l'existence. L'une tient l'échelle, l'autre lui passe les clous, la troisième le marteau, les tenailles, et la quatrième le tableau. La cinquième tient le mercurochrome et les pansements tout prêts pour l'écrasement du pouce. L'homme peut ainsi orner en trois minutes le salon où il ne va jamais, d'un hareng saur sur une assiette, d'un clair de lune breton où du Remords poursuivant le Crime. Le hareng saur est plus gastronomique, le clair de lune plus flatteur, le Remords plus moral. De toute façon, ce sont de très belles peintures. Aussi chacun voudrait-il être polygame. L'homme d'aujourd'hui aime à gagner du temps.

Mais, à l'usage, il s'aperçoit qu'il en perd beaucoup avec seulement, disons douze femmes. Le polygame rêve de célibat. Sa vie se passe à être entravé par les nécessités de chacune de ses épouses. Quand il a fini avec l'une, c'est l'autre qui veut ci ou ça. L'homme sans femme est pareil à un homme sans bretelles, il n'a aucune aide extérieure, il doit courir en retenant son pantalon à pleine poignée. Mais l'homme couvert de femmes est un homme entravé, il court en perdant ses chaussures, il passe sa vie à renouer ses lacets. On voit par là combien le sort de l'homme est pénible il faut qu'il coure ou sans bretelles ou sans souliers.

Brigham Young, qui avait vingt-sept femmes, ne savait plus où les loger. Il les dispersa au-dehors, dans des habitations diverses. Mais sa vie ne fut plus que marche à pied. Il ne trouvait plus le temps de fumer un cigare, il écourtait ses comptes, il voulait faire trop vite, il se trompait dans ses additions. Il chercha à tayloriser. Par exemple avec les costumes. Il établit une espèce d'uniforme, inspiré de modèles militaires. Coquet d'ailleurs. Pour l’imposer à ses épouses. Un haut képi, un pantalon bouffant et une jupette. Ainsi vêtue, on avait l'air d'une cantinière des zouaves. Plus une longue veste en antilope. De forme vague. Qui faisait trappeur. Les femmes de M. Young auraient ressemblé là-dedans à des zouaves du pôle Nord. Elles n’en voulurent jamais. Il les menait au bal. On lui avait fait un prix : cinq dollars pour sa première femme, deux pour les autres. Il leur interdisait la valse et la polka, qui sont de la dernière indécence, il permettait seulement le quadrille et le cotillon. Au début de la première danse, il prononçait une courte prière ; pour sanctifier cette récréation.

C'est assez dire qu'il était mormon. C'était même lui qui avait succédé à M. Smith à la tête de l'Église des saints du dernier jour. L'ange Moroni était apparu à M. Smith, en jupe flottante, en 1823, pendant que M. Smith faisait la sieste. Et l'ange avait révélé à M. Smith, qui s'était contenté jusqu'à cette grande minute d'être un modeste agriculteur, ivrogne, violent et paillard, un peu malhonnête sur les bords, qu'il trouverait l'enseignement du Verbe sous un rocher de l'État de New York. Consigné sur des tablettes d'or en caractères égyptiens. Deux cailloux transparents, l'Urini et le Thummin, qui procuraient le don de double vue, lui permettraient de traduire aisément cet égyptien en anglais classique. M. Smith s'enferma aussitôt dans un ranch en compagnie d'un commerçant fort avisé du voisinage, pour traduire la parole de Dieu. On ne vit jamais les tablettes d'or: il les « cachait dans un baril de haricots pour les soustraire aux convoitises ». Ce fut du moins ce qu'il expliqua. Et il tira de la parole de Dieu un opuscule de 116 pages qui ordonnaient à l'homme de prendre plusieurs femmes et distillaient un mortel ennui.

L'idée eut un immense succès. On arriva de tous les coins du monde. En char à bœufs et en voiture à bras. Bientôt il n'y eut plus assez de bois pour suffire à tant de véhicules. Les saints venaient de Liverpool en brouette de bois vert ; à jante de cuir. L'hiver les surprenait en route, aux derniers deux mille kilomètres. Les Indiens les tuaient, la neige les gelait, les vaches s'échappaient, les essieux cassaient, les jantes lâchaient les roues des brouettes, les loups mangeaient les survivants, les patriarches épousaient ce qui restait. La police était faite par les « anges destructeurs », au revolver et au couteau de chasse.

Ann Eliza, la vingt-septième femme de Brigham Young, réussit quand même à s'échapper. Barnum lui offrit cinquante millions pour se montrer dans son cirque entre le nain Tom Pouce et Mme Feejee, la femme-poisson. Elle raconta le costume de zouave, qui horrifia toutes les élégantes, et la ladrerie de Brigham Young qui ne lui avait fait manger que de la viande en conserve (il mourut en laissant des milliards d'anciens francs). Tout le monde pleurait. Boston demanda à la rescapée trois semaines de conférences qu'on lui paierait cent mille dollars. Le président Grant vint lui serrer la main, et une loi, la loi Edmunds, abolit la polygamie.

Les saints, depuis ce jour, n'ont plus qu'une femme, mais leur président continue à ne prendre ses ordres que de Dieu. Directement. Ils donnent un dixième de leurs salaires à leur Église. « Elle possède la plupart des terrains de Salt Lake City, trois banques de classe internationale, des hôtels, des raffineries, des stations de radio, la majeure partie du commerce de l'Utah et une part imposante des actions de l'Union Pacifique. » Mais son budget est si secret que le fisc ne connaît pas lui-même l'énorme fortune des mormons.

Tout cela parce qu'un ivrogne a eu un jour l'idée de conseiller la polygamie par ordre exprès du Tout-puissant, en expliquant qu'il traduisait l'hébreu et les caractères égyptiens au moyen de deux pierres transparentes et cachait la parole de Dieu dans son baril de haricots pour que personne ne vienne la lui voler.

Qui oserait raconter cette histoire si elle n'était pas arrivée ? C'est d'une fantaisie d’éthylique que sont sortis tant d’austérité, de noirs destins, de milliards, de mysticisme, de puissance et de messieurs sérieux assis sur de gros coffres-forts, qui lisent la Bible et s’alimentent de salade cuite. Si vous voulez en savoir plus, lisez le livre  d’Irwing Wallace, la 27ième épouse du mormon. Vous aurez peut-être envie de construire comme lui un temple en forme de champignon qui tient sur deux colonnes : Patriotisme et Paiement des impôts.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

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30/01/2008

Rencontre -5-

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Ma rencontre

avec

Alexandre Vialatte

-5- 

J’ai eu la chance de rencontrer Alexandre Vialatte. C’était pendant l’hiver 1969/1970 dans le train entre Clermont-Ferrand et Paris. Un train qu’il empruntait régulièrement pour relier sa chère Auvergne à la capitale.
 
(...)Finalement le train est reparti en douceur. Puis Alexandre s’est mis à ranger ses papiers en me disant qu Clermont était proche. J’ai fermé mon livre inconscient du moment inoubliable que je venais de vivre. Nous nous sommes séparés sur le quai de la gare de Clermont-Ferrand. Il m’a souhaité du succès dans mes études. Je ne savais pas trop que lui répondre. Un peu plus d’une année plus tard Vialatte a eu la mauvaise idée d’arrêter de respirer. Depuis, j’ai lu et relu ses chroniques de la Montagne, j’ai lu ses romans et ses nouvelles et comme Lafontaine qui demandait à tout le monde « Avez-vous lu Baruch ? » je cours partout en demandant, « Avez-vous lu Vialatte ? » 

Mais qui était Vialatte ?

Longtemps on a pensé qu’il était auvergnat, on a cru qu’il était écrivain, certains prétendent l’avoir vu gare de Lyon chaque dimanche apporté sa chronique au wagon postal de 23h15, ils ont imaginé qu’il était chroniqueur au journal la Montagne. On raconte qu’il serait né en 1901 et serait mort en 1971. On raconte qu’il aurait fait découvrir Kafka en France, traduit Nietzsche, Bertold Brecht, Goethe, qu’il aurait frôlé le prix Goncourt avec les Fruits du Congo. Pierre Desproges en avait fait son maître, Philippe Meyer aussi… Tout ceci est vrai et bien d’autres choses encore… Avec son œil unique, Vialatte voyait la réalité de mille points de vue, tous très originaux.

A propos de Kafka, on dit que Vialatte aurait mis chez ce grand pessimiste un humour qui manquait. Vrai ou faux ? Ce qui est sûr c’est qu’Alexandre dû insister lourdement pour que Gallimard publie la totalité de l’œuvre du maître pragois. Il disait à Gaston que sa gloire future serait d’avoir publier Proust, Gide et Kafka.

A vingt ans, il était pion à Ambert et s’en était échappé pour devenir rédacteur de la revue rhénane. Dans des chroniques intitulées, Les bananes de Koenisberg, il retrace ce séjour de six dans l’Allemagne pré nazie de la république de Weimar. Il a vécu à Spire puis à Mayence. Il a raconté à son ami Henri Pourat le charme des petite spiroises, Anja, Frida, Hilda, Rose, Elise ou Milly. Pourat, l’auteur de Gaspard des montagnes, sera l’ami de toute sa vie, le La Boétie de ce Montaigne humoriste. Il n’a pas vraiment aimé l’Allemagne. Il s’est moqué de la lourdeur et du mauvais goût de ses hôtes. C’est là qu’il a appris une certaine forme de cynisme, à tout le moins une vision de l’homme sans complaisance.

Ensuite ce fut l’Egypte. Professeur au lycée français d’Héliopolis. Il prenait à cœur son enseignement et continuait de traduire le château de Kafka.

 
On a dit que c’était un conservateur à tout crin. Il aurait sans doute rajouté : « oui et je garderais mes crins blancs. » Malgré des opinions politiques franchement de droite qui lui interdisaient de parler politique dans ses chroniques, (La Montagne étant un journal de gauche) il savait détecter les talents de tous bords. Son éclectis­me étonne. Avant tout, il aimait les écrivains vrais. Beaucoup naviguaient dans une sphère très éloignée de la sienne. Leurs mondes, leurs styles étaient à l'opposé du sien. Il leur reconnaissait cependant un vrai talent d'artiste. Quel point commun y a-t-il entre Henry James, espèce de « Marivaux cosmopolite », et Frederick Rolfe dit le Baron Corvo, auteur sulfureux d'Hadrien VII, un roman « aussi majestueux, solide et ouvragé qu'une cathédrale byzantine, un monument tout incrusté de métaux précieux » oscillant entre le « grand » et le « mesquin », la « subtilité italienne » et les « préjugés britanniques » ? Qui, en 1954, connaît Gottfried Benn, « le plus grand styliste allemand avec Nietzsche et Kafka », et qui, un an auparavant, sut détecter le « tact littéraire parfait » d'André Frédé­rique ? Simenon, Paul-Jean Toulet, Dino Buzzati (« S'il n'y avait pas eu Franz Kafka... ce serait le plus passionnant des écrivains du siècle »), jean Girau­doux ou Audiberti, un « hercule de foire » « avoir traversé notre époque sans avoir vu Audiberti, c'est avoir traversé le jardin zoologique sans avoir vu l'éléphant » sont quelques-unes de ses permanentes admirations.

Il savait aussi démonter les fausses gloires. Il aurait rit du livre que Marie Dominique Lelievre consacre à Sagan- Dans La Mon­tagne du 15 mai 1956, il se fait un plaisir de citer quelques vers de l'auteur de Bonjour Tristesse: 

« Toujours, toujours,
Je n'aime que Toi,
Prends-moi, prends-moi,
Prends-moi dans tes bras. »

Suit un commentaire à la hauteur de l'oeuvre : « La passion y parle toute pure... Minou Drouet n'a plus qu'à bien se tenir. » 

Pour Vialatte, la Comtesse de Ségur est « un besoin poétique de l'enfance », Valéry Larbaud « un grand cru» qui nous apprend que « nous n'avons besoin que de l'inutile », et Ionesco « mérite d'être un classique » même si « d'aucuns le prenaient pour un éléphant qui piéti­nait le jardin de Le Nôtre, mais ils s'apercevront qu'il danse un pas classique, qu'il est subtil et tradition­nel ». Il reconnaît très vite le génie de Bertold Brecht qui était pourtant au antipodes de sa conception du monde.

** Beaucoup de points dans cette note sont tirés du Vialatte de Denis Wetterwald. Denis est un comédien qui a dit souvent les textes de Vialatte, c'est aussi un amateur comme moi, son livre publié en 1996, je crois, aurait mérité une meilleure presse.

**Voilà. C’était ma rencontre avec le maitre. Je reparlerai de Vialatte, soyez en sûr. Je vous posterai bientôt une fameuse et hillarante chronique datée du 2 avril 1964, numéro 573 intitulée « JOIES ET MISÈRES DU POLYGAME » Surtout si Mitt Romney, républicain mormon continue de remporter les primaires américaines.**

04:25 Publié dans Vialatte | Lien permanent | Commentaires (5) |

28/01/2008

Rencontre -4-

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Ma rencontre

avec

Alexandre Vialatte

-4- 

J’ai eu la chance de rencontrer Alexandre Vialatte. C’était pendant l’hiver 1969/1970 dans le train entre Clermont-Ferrand et Paris. Un train qu’il empruntait régulièrement pour relier sa chère Auvergne à la capitale.

(...)Il est étrange que le progrès de l'humanité aille au rebours du progrès des hommes. Que le type humain le plus beau soit celui d'avant le progrès. Le progrès se fait-il donc contre l'homme ? »

Je commençais à trouver l'homme bien trop conservateur et le temps bien trop long, ce tortillard n’avançait pas. Alexandre avait sorti un petit cahier et avait commencé à écrire d’une petite écriture très régulière et rapide. Peut-être notait-il des pensées sur le temps qui passe.

« Le temps perdu n'est jamais gaspillé ; les Auvergnats ne le souffriraient pas. J'y songe en lisant Thomas Mann. Quand il fut reçu docteur honoris causa de je ne sais plus quelle grande université allemande, il prononça un discours charmant où il expliquait qu'on l'honorait ainsi pour célébrer les résultats non point du temps qu'il avait employé à étudier dans les universités allemandes, mais de celui qu'il y avait perdu. Car c'était celui-là qui lui avait tout appris. Un grand professeur de Normale disaient à ses élèves : "Lisez, mais au hasard, lisez sans nul programme. C'est le seul moyen de féconder l'esprit." On ne peut savoir qu'après coup si le temps est perdu ou non. Sans le temps perdu, qu'est-ce qui existerait ? La pomme de Newton est fille du temps perdu. C'est le temps perdu qui invente, qui crée. Et il y a deux littératures : celle du temps perdu, qui a donné Don Quichotte, celle du temps utilisé, qui a donné Ponson du Terrail. Celle du temps perdu est la bonne. Le temps perdu se retrouve toujours cent ans après. » (1)

Il a levé la tête un instant de son cahier et m’a redemandé un précision sur ces fameux ordinateurs qui lui paraissait bien mystérieux et inutiles. Allaient-ils remplacer les règles de calcul ? Et même les tables de logarithmes ? Bravement, je l’assurais que oui et bien plus encore. Peut-être même qu’un jour il parleraient, lui dis-je sans sourciller. Il me regarda de son œil unique, visiblement sceptique. Il avait là-dessus des positions très affirmées :  

« On brise tout parce qu'on veut faire neuf. On a donc l'illusion de pouvoir tout remplacer. Mais ce n'est pas vrai pour cent raisons. Ne fût-ce que pour celle-ci, qu'avec de la vitesse on fait tout sauf de la lenteur. Et par exemple on perd son temps beaucoup plus vite. Avec de la lenteur on perd son temps lentement ; donc moins. Une civilisation qui se prive de la lenteur n'est pas dans le sens de la nature. On essaie d'y revenir par des voies détournées, on n'y arrive pas, on a perdu le génie du lent : pour prendre un exemple entre mille, la poubelle à pédale ne remplace pas le vélo. Je connais bien la question, ma belle-fille en a une. J'ai essayé, c'est très décevant. Même sur de très faibles distances. »(2)

Soudain, le train à ralenti puis s’est arrêté en rase campagne. Alexandre a continué d’écrire. Pour meubler la conversation, je lui ai demandé s’il prenait souvent le train. Il me répondit que c’était son principal moyen de transport et qu’il avait pas mal voyagé dans sa vie. Il aurait pu me sortir ce petit raccourci férroviaire qui dit tout Vialatte :

« Je suis allé de Paris à Nice par la Corrèze. Il n’y a personne. Sauf un cheval qui broute dans un pré entre Tulle et Brive-la-Gaillarde. Et une tortue géante entourée de plumes de paon au café de l’hôtel Central à Monterolles, à côté d’une scie de poisson-scie. Et à Vierzon, un monument qui s’appelle A la ville de Suez et dans lequel on vend des layettes. Le reste est beaucoup moins remarquable. » (3) 

(1)Chronique de la montagne 232 - 9 juillet 1957 p.531 Robert Laffont - Bouquins 2000

(2)Chronique de la montagne 567 - 14 anvier 1964 p230

(3)Chronique de la montagne 481 - 22 mai 1962 p.46

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26/01/2008

Rencontre -3-

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Ma rencontre

avec

Alexandre Vialatte

-3- 

J’ai eu la chance de rencontrer Alexandre Vialatte. C’était pendant l’hiver 1969/1970 dans le train entre Clermont-Ferrand et Paris. Un train qu’il empruntait régulièrement pour relier sa chère Auvergne à la capitale.
 

(...)Peut-être que derrière le jeune maoïste mal fringué il avait reconnu le futur  quinquagénaire  (...)

Mais Alexandre m’a regardé simplement l'air amusé et m’a questionné sur mes études. Surpris peut-être de découvrir que ce contestataire aux cheveux en bataille étudiait cette nouvelle technologie qu’on avait déjà baptisée informatique et qui vu d’aujourd’hui en était à ses balbutiements de cartes perforées et de mémoires ridicules... Visiblement très intéressé à comprendre ce que j’avais bien de la peine à expliquer, il me posait des questions subtiles. J’étais à l’époque convaincu de l’avenir incroyable de ces techniques, ce en quoi j’avais raison, j’étais aussi convaincu que tous ces progrès allaient amener le bonheur de l’humanité, ce en quoi j’avais tort.

Je ne savais pas qu’il avait écrit mille choses amusantes sur le progrès et qu’il en avait bien perçu les limites. Il disait : « Rien n’arrête le progrès. Il s’arrête tout seul » ou encore « Les progrès du progrès vont de progrès en progrès. » Il ironisait sur le rien et le presque rien dont le mystère ne serait jamais rongé par le progrès scalaire de nos connaissances comme l’avait écrit Jankélévitch dans son traité sur la métaphysique du « je ne sais quoi » et du « presque rien »

Comme je lui parlais de mon grand intérêt pour les mathématiques, il me posait des questions d’un air amusé. Dire que j’aurais pu lui parler de littérature. Dire que je lui montrais mon l’esprit de géométrie quand il aurait fallu que je l'écoute me parler de l’esprit de finesse. « La science explique le monde, elle répond aux questions. Elle veut savoir. La littérature veut s'étonner. Elle est à base d'éblouissement. Elle ne répond pas, elle questionne. Elle prend plaisir à ne pas comprendre, comme un enfant devant le prestidigitateur. Elle est en état de fascination. Le poète aime mieux être ébloui que renseigné. Ce qui la passionne, ce n'est pas le pourquoi, c'est le comment. Comment les choses se passent. Car on n'y comprend rien.  (…) Un instant d'attention et tout devient un mystère.(…) C'est la tâche de la littérature de rendre ce mystère des choses. Elle a pour rôle de faire le portrait de l'indicible. »  

A l’époque, je ne savais pas que j’allais me passionner à ce point pour la littérature. J’étais déjà un grand lecteur mais il ne me semblait pas possible d’écrire, mon orthographe était trop indigente, mon vocabulaire faible… et tout à l’avenant.

Et puis il faut dire que ce vieux monsieur vêtu sans ostentation mais à l’ancienne ne me paraissait guère digne d’intérêt. S’il n’avait fait mine de s’enquérir de ma petite personne, je l’aurais sans doute superbement ignoré. Tout à trac, Alexandre m’a demandé ce que je pensais de l’homme qui avait marché sur la lune. Je lui répondis que cela me paraissait fantastique et plein de promesse pour l’humanité. Pendant ce temps, il écrivait :

« Quoi qu'il en soit, l'homme ne paraît jamais plus beau que quand il emploie en même temps son coeur, son corps et son esprit dans quelque entreprise difficile. C'est pourquoi j'aime tant les marins, et pas tellement les cosmonautes : le cosmonaute est à peu près passif. Il est étrange que le progrès de l'humanité aille au rebours du progrès des hommes. Que le type humain le plus beau soit celui d'avant le progrès. Le progrès se fait-il donc contre l'homme ? »

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22/01/2008

Rencontre -1-

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Ma rencontre

avec

Alexandre Vialatte

J’ai eu la chance de rencontrer Alexandre Vialatte. C’était pendant l’hiver 1969/1970 dans le train entre Clermont-Ferrand et Paris. Un train qu’il empruntait régulièrement pour relier sa chère Auvergne à la capitale. Fils de militaire itinérant, Vialatte avait adopté l’Auvergne de ses années de collège. Avant de voyager, il s’était enraciné du côté d’Ambert, la ville où les Copains de Jules Romains avaient fait leurs 400 coups. C’est là qu’il a situé la plupart de ses romans.

A propos de l’Auvergne, il disait que Pascal aimait tellement l'Auvergne qu'il naquit à Clermont-Ferrand et qu’en Auvergne, il y a plus de montées que de descentes.

Au-delà de nos âges, je n’avais pas vingt ans, il en avait bientôt septante, tout nous séparait. Je n’avais aucun humour. J’étais en pleine révolte, l’idée même de service militaire me faisait vomir, je voulais tout casser, j’en voulais à toutes les hiérarchies et je prétendais briser toutes les chaînes et détruire toutes les règles. Même les règles de grammaire si chères à Vialatte me paraissaient tout à fait superflues. J’avais les cheveux longs frisés et un accoutrement en rapport avec ma révolte…

Alexandre, assis dans ce compartiment, donnait l’impression d’un homme posé et réfléchit. Le cheveu grisonnant, vêtu d’une veste assortie et d’une cravate un peu terne, il me regardait de son œil unique qui l’empêchait de voir le relief des objets. Il avait perdu l’autre œil en 40 dans la cavalerie. J’ai su plus tard qu’il était un homme de droite, que son père était un militaire guindé et qu’il avait gardé de son éducation une rigidité dont il savait se moquer à l’occasion. J’ai su que malgré son œil manquant, il savait merveilleusement trouver le relief des hommes et des choses. Pour l’instant il m’observait, à moins qu’il ne fût simplement absorbé dans ses pensées. J’avais sorti de la poche de mon vieil anorak, le petit livre rouge des pensées de Mao Tsé Tung.

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