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16/02/2008

Polygamie

Une chronique d'Alexandre Vialatte numéro 573 du 2 avril 1964.

JOIES ET MISÈRES DU POLYGAME.

L'homme aspire à avoir un grand nombre de femmes. Elles lui facilitent l'existence. L'une tient l'échelle, l'autre lui passe les clous, la troisième le marteau, les tenailles, et la quatrième le tableau. La cinquième tient le mercurochrome et les pansements tout prêts pour l'écrasement du pouce. L'homme peut ainsi orner en trois minutes le salon où il ne va jamais, d'un hareng saur sur une assiette, d'un clair de lune breton où du Remords poursuivant le Crime. Le hareng saur est plus gastronomique, le clair de lune plus flatteur, le Remords plus moral. De toute façon, ce sont de très belles peintures. Aussi chacun voudrait-il être polygame. L'homme d'aujourd'hui aime à gagner du temps.

Mais, à l'usage, il s'aperçoit qu'il en perd beaucoup avec seulement, disons douze femmes. Le polygame rêve de célibat. Sa vie se passe à être entravé par les nécessités de chacune de ses épouses. Quand il a fini avec l'une, c'est l'autre qui veut ci ou ça. L'homme sans femme est pareil à un homme sans bretelles, il n'a aucune aide extérieure, il doit courir en retenant son pantalon à pleine poignée. Mais l'homme couvert de femmes est un homme entravé, il court en perdant ses chaussures, il passe sa vie à renouer ses lacets. On voit par là combien le sort de l'homme est pénible il faut qu'il coure ou sans bretelles ou sans souliers.

Brigham Young, qui avait vingt-sept femmes, ne savait plus où les loger. Il les dispersa au-dehors, dans des habitations diverses. Mais sa vie ne fut plus que marche à pied. Il ne trouvait plus le temps de fumer un cigare, il écourtait ses comptes, il voulait faire trop vite, il se trompait dans ses additions. Il chercha à tayloriser. Par exemple avec les costumes. Il établit une espèce d'uniforme, inspiré de modèles militaires. Coquet d'ailleurs. Pour l’imposer à ses épouses. Un haut képi, un pantalon bouffant et une jupette. Ainsi vêtue, on avait l'air d'une cantinière des zouaves. Plus une longue veste en antilope. De forme vague. Qui faisait trappeur. Les femmes de M. Young auraient ressemblé là-dedans à des zouaves du pôle Nord. Elles n’en voulurent jamais. Il les menait au bal. On lui avait fait un prix : cinq dollars pour sa première femme, deux pour les autres. Il leur interdisait la valse et la polka, qui sont de la dernière indécence, il permettait seulement le quadrille et le cotillon. Au début de la première danse, il prononçait une courte prière ; pour sanctifier cette récréation.

C'est assez dire qu'il était mormon. C'était même lui qui avait succédé à M. Smith à la tête de l'Église des saints du dernier jour. L'ange Moroni était apparu à M. Smith, en jupe flottante, en 1823, pendant que M. Smith faisait la sieste. Et l'ange avait révélé à M. Smith, qui s'était contenté jusqu'à cette grande minute d'être un modeste agriculteur, ivrogne, violent et paillard, un peu malhonnête sur les bords, qu'il trouverait l'enseignement du Verbe sous un rocher de l'État de New York. Consigné sur des tablettes d'or en caractères égyptiens. Deux cailloux transparents, l'Urini et le Thummin, qui procuraient le don de double vue, lui permettraient de traduire aisément cet égyptien en anglais classique. M. Smith s'enferma aussitôt dans un ranch en compagnie d'un commerçant fort avisé du voisinage, pour traduire la parole de Dieu. On ne vit jamais les tablettes d'or: il les « cachait dans un baril de haricots pour les soustraire aux convoitises ». Ce fut du moins ce qu'il expliqua. Et il tira de la parole de Dieu un opuscule de 116 pages qui ordonnaient à l'homme de prendre plusieurs femmes et distillaient un mortel ennui.

L'idée eut un immense succès. On arriva de tous les coins du monde. En char à bœufs et en voiture à bras. Bientôt il n'y eut plus assez de bois pour suffire à tant de véhicules. Les saints venaient de Liverpool en brouette de bois vert ; à jante de cuir. L'hiver les surprenait en route, aux derniers deux mille kilomètres. Les Indiens les tuaient, la neige les gelait, les vaches s'échappaient, les essieux cassaient, les jantes lâchaient les roues des brouettes, les loups mangeaient les survivants, les patriarches épousaient ce qui restait. La police était faite par les « anges destructeurs », au revolver et au couteau de chasse.

Ann Eliza, la vingt-septième femme de Brigham Young, réussit quand même à s'échapper. Barnum lui offrit cinquante millions pour se montrer dans son cirque entre le nain Tom Pouce et Mme Feejee, la femme-poisson. Elle raconta le costume de zouave, qui horrifia toutes les élégantes, et la ladrerie de Brigham Young qui ne lui avait fait manger que de la viande en conserve (il mourut en laissant des milliards d'anciens francs). Tout le monde pleurait. Boston demanda à la rescapée trois semaines de conférences qu'on lui paierait cent mille dollars. Le président Grant vint lui serrer la main, et une loi, la loi Edmunds, abolit la polygamie.

Les saints, depuis ce jour, n'ont plus qu'une femme, mais leur président continue à ne prendre ses ordres que de Dieu. Directement. Ils donnent un dixième de leurs salaires à leur Église. « Elle possède la plupart des terrains de Salt Lake City, trois banques de classe internationale, des hôtels, des raffineries, des stations de radio, la majeure partie du commerce de l'Utah et une part imposante des actions de l'Union Pacifique. » Mais son budget est si secret que le fisc ne connaît pas lui-même l'énorme fortune des mormons.

Tout cela parce qu'un ivrogne a eu un jour l'idée de conseiller la polygamie par ordre exprès du Tout-puissant, en expliquant qu'il traduisait l'hébreu et les caractères égyptiens au moyen de deux pierres transparentes et cachait la parole de Dieu dans son baril de haricots pour que personne ne vienne la lui voler.

Qui oserait raconter cette histoire si elle n'était pas arrivée ? C'est d'une fantaisie d’éthylique que sont sortis tant d’austérité, de noirs destins, de milliards, de mysticisme, de puissance et de messieurs sérieux assis sur de gros coffres-forts, qui lisent la Bible et s’alimentent de salade cuite. Si vous voulez en savoir plus, lisez le livre  d’Irwing Wallace, la 27ième épouse du mormon. Vous aurez peut-être envie de construire comme lui un temple en forme de champignon qui tient sur deux colonnes : Patriotisme et Paiement des impôts.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

19:55 Publié dans Vialatte | Lien permanent | Commentaires (1) |

Commentaires

Merci. J'ai ajouté un lien vers cette note. Je n'ose pas mettrre de chronique en entier chez moi, votre initiative me permet d'outrepasser lâchement mes réticences. ;)

Écrit par : Tang | 18/02/2008

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