03/12/2010
Robin opine
Depuis quelque mois, j’ai mon SDF personnel. C’est un personnage assez mystérieux qui pendule du nord au sud de la ville. Il a ses quartiers de nuit dans un abri-bus non loin du casino et ses quartiers de jour sur un banc non loin de la frontière et du rond-point qui voit passer les frontaliers matin et soir. Le soir proche des euros glissés dans les bandits manchot, la journée non loin de l’eldorado genevois qui attire comme des mouches les travailleurs pas trop manchots, il bouquine, il dort, il rêve. A quoi ?
Un autre vidberg pour illustrer :
Au début de l’automne, on me demandait d’où il venait et, depuis que la neige et les frimas nous sont tombés dessus, on me demande instamment mon avis, eh oui ça caille dur par ici. On s'inquiète car le bougre attire les regards avec sa dégaine pas ordinaire. Plutôt jeune, assez bizarrement coiffé d’un chapeau à la Robin de Bois. En guise d’arc et de flèches, il trimballe du nord au sud, sauf les jours de neige, des ballots toujours plus volumineux. Là dedans, il a des journaux, des livres, un réchaud avec une boite découpée utilisée en coupe-vent pour faire sa popote, casserole, cuillère, fourchette, gobelet, un rasoir, une brosse à dent, un mini savon, un miroir ébréché etc…
Sous le soleil ou les pieds et la tête dans la neige, j’ai tenté plusieurs fois de nouer conversation avec Robin (faut bien lui donner un nom). La première fois, il m’a répondu : « Non, pas d’aide, merci, pas besoin » et il s’est vaguement enquit de la puissance de mon scooter avant de tomber dans un mutisme total. Il lisait un livre écrit en anglais. Je n’ai pas osé pousser plus loin l’investigation pour connaître de quel livre il s’agissait, pourtant Dieu sait si j’aime savoir ce que lisent mes contemporains. Les fois suivantes, il ne m’a pas adressé la parole. Lors du rendez-vous matinal froid et neigeux, il a continué de préparer son rasage matinal en m’ignorant. Comme j’insistais lourdement pour savoir s’il avait besoin d’aide ou non, il a fini par opiner négativement de la tête. *
Pourquoi me direz-vous, me préoccupe-je de ce monsieur ? Eh bien, parce que tout le monde me pose des questions à son sujet. Qui a dit que l’on vivait dans un monde indifférent. Pas du tout ! Les gens sont soucieux et ils détestent que le sandwich qu’ils viennent d’offrir finisse à la poubelle ou que la veille couverture donnée avec cœur reste pliée par terre mouillée par la neige. Et puis, ils veulent savoir, ils veulent comprendre, ils ont la trouille qu’un jour ce soit eux dans l’abri-bus glacé. Les plus concernés sont d’ailleurs les élus locaux qui s’inquiètent au moins autant que les bonnes âmes des associations. L’élu local a du cœur, faut pas croire !
* Si, si, on peut opiner négativement. Les docteurs en Sorbonne opinent même du bonnet en levant leur bonnet carré. En opinant du chef, on exprime une opinion, mon SDF le fait même avec opiniâtreté.
* Opiner et opinion viennent du latin opinari avoir un avis. A rapprocher du mot grec doxa, opinion, qui est le contraire de l’épistémè la connaissance scientifique. Doxa a donné orthodoxe, qui se conforme à l’opinion commune et paradoxe, idée contraire à l’opinion commune.
"Je n'aime pas beaucoup qu'on partage mon opinion, j'ai l'impression de n'avoir plus qu'une demi opinion." dit le chat de Geluck.
18:51 Publié dans Questions essentielles, Textes | Lien permanent | Commentaires (4) |
12/11/2010
Langue de bois
Un exercice fascinant auquel se livre sur scène Franck Lepage consiste à choisir quelques mots clé (dits concepts opérationnels) qu’il écrit sur une fiche. Il brasse les fiches et prononce un discours langue de bois criant de vérité mais forcément creux.
Je me suis amusé à refaire l’exercice avec le premier texte trouvé sur le site de l’ACSé en isolant 10 mots ou expressions. (L’Acsé est placée sous la tutelle d'Eric Woerth, Ministre du travail, de la solidarité et de la fonction publique et de Fadela Amara, secrétaire d’Etat en charge de la ville.) Saurez-vous retrouver le texte original parmi mes 5 faux ?
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Il faut recréer des relations de proximité en bannissant l’exclusion et la violence dans le but d’améliorer la confiance du citoyen et la tranquillité publique. C’est le rôle d’une véritable politique de la ville qui veut entraîner une amélioration du lien social dans toutes ses composantes. Ce qui veut dire construire les champs social et culturel, dans les domaines nécessaires à la formation, l’emploi, la santé, etc… Pour cela, il faut mettre en place des outils tels que la médiation sociale.
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Les quartiers dans lesquels la politique de la ville a sa place sont ceux qui souffrent le plus d’une attrition des emplois ainsi que de ses conséquences : la violence et l’exclusion. Pour restaurer la tranquillité publique, c’est ici qu’il nous paraît nécessaire de mettre en place une forte médiation sociale dans le cadre de relations de proximité. Pour réussir, c’est l’ensemble des champs sociaux et culturels qui sont à prendre en compte. C’est à ce prix que l’on pourra recréer du lien social et prétendre à la tranquillité publique.
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La dégradation du lien social, l’augmentation de l’exclusion et de la violence, s’expriment avec une acuité particulière dans les quartiers de la politique de la ville, où la nécessité d’une relation de proximité fondée sur la confiance conduit à conforter, développer et encadrer les fonctions de médiation sociale, en rapport avec les champs social et culturel, l’école, la santé publique, les services publics, l'emploi et dans les domaines de la tranquillité publique.
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L’engagement de proximité, la lutte contre l’exclusion et la violence, la bataille de l’emploi sont les clés d’une politique de la ville réussie. Il faut s’attaquer à tous les champs sociaux et culturels (formation, santé, services publics…) en même temps dans le but de retrouver la tranquillité publique dans les quartiers difficiles. Des agents de médiation seront en charge de recréer de la confiance et du lien social dans des espaces pacifiés…
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Il nous faut assurer la bataille de l’emploi et la lutte contre l’exclusion en relation avec tous les champs sociaux et culturels, école, santé, services publics. Forgeons dans les quartiers choisis des outils de médiation qui assureront une plus grande tranquillité publique. Les actions de proximité dans le but de créer du lien social sur la base de la confiance sont nos meilleurs atouts contre la violence. C’est à ce prix que pourra se mettre en place une bonne politique de la ville.
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C’est par la médiation, une plus grande transversalité et la confiance dans un travail de proximité que nous pourrons stopper la destruction du lien social et de l’emploi dans les quartiers concernés par la politique de la ville. Des quartiers aujourd’hui confrontés à l’exclusion, à la violence et à la dégradation de la tranquillité publique dans tous les domaines du champ social et culturel.
Facile, non ? Pas de triche google svp.
02:52 Publié dans Humour, Textes | Lien permanent | Commentaires (2) |
12/10/2010
Sabaudismes
Dessin de Felix Meynet
Fanfoué des Pnottas
mène l’enquête à Abondance.
J’avais envie d’écrire un petit dialogue savoyard agrémenté de sabaudismes, ou de savoyardismes si vous préférez. Lexique à la fin.
- Adieu Gaston. On s’en met un derrière la corniule ?
- Si tu veux Paul mais on fait pas trop long, la femme m'attend.
- Dis donc, tu connais le Michel à la Louise ?
- Cui qu’à marié la fille au Jules ? Une sacrée bonne amie. Pas faites pour ce grand baban* qu’est même un peu bobet.
- C’est lui. Mais pas si bobet que ça, le Michel.
- Allez, c’est pas une lumière.
- Tu sais que le Jules, son beau-père, c’est le plus riche du canton quand même.
- Je sais, je sais, n’empêche que le Michel c’est un bobet et même un tatu. Un vrai borgnu.
- N’empêche qu’à la vogue, il a fait carton plein, et ça faut y faire.
- La chance.
- L’intelligence.
- Rien à y voir.
- Et au loto du foot, il a mais gagné le Michel !
- Même qu’il était venu avec sa boille et un gilet tout coffe.
- Peut-être mais il a fait trois quines d’affilée, ensuite, il a remiser le saucisson qu’il avait gagné dans les fattes de son pantalon.
- Tout coffe le futal aussi et avec le pantet déhors, un vrai molardier.
- Et d'ailleurs il a demandé après toi.
- Qu’est ce qui me voulait ce babolu ?
- Il avait une bouteille de bourru pour toi.
- Du bourru ?
- Oui. Il voulait te proposer une affaire. Un truc qui devait rapporter des mille et des cents.
- T’es sûr ?
- Oui mais je crois que finalement il en a parler à Jules qui se vante s’avoir fait un gros bénef avec l’idée de son gendre.
- T’aurais pu m’en parler avant.
- Comme que comme, puisque tu penses que c’est un tatu qui comprend tare pour barre, j‘ai dans l’idée que tu ne te serais même pas abader pour son affaire.
- T’as peut-être bien raison Paul. Faut pas que je traîne, la femme est un peu gringe en ce moment. Arvi pas.
- Arvi Gaston.
Adieu – Bonjour
Corniule – Gosier (s’en mettre un derrière – boire un verre)
Baban – Babolu - Nigaud, dadais.
Tatu – Borgnu – Pas très malin et obstiné
Vogue – Fête locale
Y faire - Le faire
Il est mais là – Il est encore là
Boille – Gros bidon à lait
Coffe – Sale
Fattes – Poches
Pantet – Queue de chemise
Molardier – Journalier qui cherchait du travail place du Molard à Genève
Il a demandé après toi – Il a demandé si tu étais par là
Bourru – Cidre frais
Comme que comme : De toute manière
Abader – Se lever, se bouger
Gringe – De mauvaise humeur
Arvi – Au revoir
11:19 Publié dans Textes | Lien permanent | Commentaires (0) |
20/06/2010
Miracle
On se souvient que notre président nous a promis de faire baisser le chômage, d’arrêter les méfaits de la mondialisation et même d’aller chercher la croissance et le pouvoir d’achat avec les dents, bref de faire des miracles. C’est à cela que m’a fait penser ce texte un brin iconoclaste de Patrick Süskind « Sur l’amour et la mort » Il va falloir bien du talent à notre président pour rivaliser avec ce célèbre prédécesseur.
…prenons le cas de Lazare, qui est la résurrection la plus connue opérée par jésus, et celle qui est décrite avec le plus de détails. Elle se passe comme suit.
Deux dames amies de jésus l'envoient chercher; leur frère Lazare est alité et malade, elles souhaitent que jésus vienne le guérir. Que fait jésus? Il commence par ne pas venir. Il dit : « Cette maladie n'est pas mortelle; elle est pour la gloire de Dieu : elle doit servir à glorifier le Fils de Dieu. » Il se comporte (notons, pour être juste : d'après l'évangéliste Jean) comme se comporte tout chef politique des temps modernes et actuels, quand il est confronté à un événement inopiné et désagréable il cherche automatiquement à l'exploiter à son profit et à s'y tailler une publicité personnelle.
Qu'il y ait un malade en train de souffrir est secondaire. Beaucoup plus important est de savoir comment mettre en scène la guérison de ce malade de la façon la plus spectaculaire, afin d'accroître son propre prestige et de renforcer le mouvement de ses partisans. Jésus s'y prend d'une façon radicale et carrément brutale. Il attend que Lazare soit mort, et il déclare à ses disciples qu'il se réjouit de ne pas avoir été plus tôt auprès de lui, et ce, dit-il, «pour que vous croyiez». Et c'est seulement alors qu'il se rend, tout tranquillement, suivi de sa troupe, jusqu'au village de Lazare, où il arrive avec quatre jours de retard.
Les deux dames, Marie et Marthe, sont déçues - on peut le comprendre. Si tu étais venu plus tôt, disent-elles, notre frère ne serait pas mort. » Jésus prend cela pour une offense à sa majesté, il se met en colère et les tance vertement, devant la communauté en deuil, disant qu'elles n'ont pas à pleurnicher et à se plaindre, mais à croire, entendons : en lui, le Fils de Dieu, à qui rien n'est impossible. Puis il ordonne qu'on le conduise jusqu'au tombeau, non sans faire en chemin quelque chose qui touche le coeur, à savoir verser aux yeux de tous une larme, ce qui produit aussitôt sur le public l'effet voulu. «Voyez comme il l'aimait! » murmure la foule. Parvenu devant le tombeau, une sorte de caverne fermée par une plaque de roche, Jésus ordonne :« Enlevez la pierre! »
L'une des soeurs suggère qu'il vaudrait mieux s'abstenir, le mort étant déjà là depuis quatre jours et commençant à sentir, mais jésus balaie l'objection et de nouveau remet cette femme à sa place : qu'elle ferme sa gueule et qu'elle croie! - Pardon, ma citation n'est pas tout à fait exacte, le Messie s'exprime en termes un peu plus choisis :«Ne t'ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu?» Ainsi parle-t-il. On enlève alors la pierre. Le moment décisif est venu. La foule retient son souffle : on l'imagine, les yeux rivés d'abord sur le caveau obscur, puis tournant vers jésus des regards pleins d'espoir; on se représente les partisans et les adversaires (il y en a aussi) qui tendent l'oreille et préparent de quoi noter, pour que pas un mot du maître ne leur échappe et que le moindre détail soit rapporté.
Le récit de jean se lit comme un reportage fait après coup, on a l'impression d'assister à un spectacle médiatique d'aujourd'hui, il ne manque plus que les caméras de télévision. Là, gros plan sur jésus : avant de passer à l'action, il fait monter encore la tension dramatique par une manoeuvre dilatoire consistant à la fois à délivrer son message et à dévoiler, avec une franchise proprement effrontée, le but de propagande qu'il assigne à l'événement. Il lève les yeux vers le ciel et s'adresse à Dieu, qu'il appelle son Père, lui disant : «Père, je te rends grâces de m'avoir exaucé. Je sais bien que tu m'exauces toujours; mais c'est pour tous ces hommes qui m'entourent que je parle, afin qu'ils croient.
12:44 Publié dans Textes | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : süskind |
03/06/2010
Le modèle sportif
Le sport comme modèle de la société française.
Après avoir déclaré "On est très heureux et très honoré (d’avoir eu l’organisation de l’euro2016) Nicolas Sarkozy a dit, dans son style habituel, « "Nous, nous pensons, en France, que le sport c'est une réponse à la crise » en ajoutant « Et qu'est qu'il y a de plus fort que le sport ? »
Et moi, je dis : « Voilà qui fout la trouille ».
Pourquoi ?
Si je recoupe avec une déclaration de Michael Llodra «Les gens pensent que quand tu es dans le Top 100 (du tennis) tu roules sur l'or. Moi, je connais un type qui a fini une année 90e au classement et à qui il restait 10.000 euros pour vivre.» C’est ça le sport, tout pour les premiers, pas grand-chose pour les autres. Beaucoup de professionnels, une masse énorme d’aspirants et pas même une centaine de gars qui peuvent en vivre. C’est évidement pire chez les filles ce qui confirme le modèle.
Plus le sport est « fort » comme dit le président, plus l’écart se creuse. En foot, c’est donc bien pire. Des centaines de millions pour quelques uns, des broutilles pour les autres.
Voilà, ce modèle de société, c’est notre réponse à la crise. On diminue les impôts des sociétés en supprimant la taxe professionnelle et autres exonérations, on protège les plus riches avec un bouclier fiscal, en revanche, on va faire bosser plus longtemps les plus pauvres qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’université et qui ont pris des jobs moins payés... si Dieu leur prête vie, il finiront avec une retraite misérable.
C’est la société que Saint Martin (Hirsch), ex-compagnon d’Emmaüs à chercher à construire. Aujourd’hui, il nous vend son livre pour nous expliquer qu’en France les riches ne partagent jamais leur manteau. Fallait y penser avant monsieur Hirsch.
Dessin à la Dubout sur le blog de Chantal
Sportif assis sur sa marche du podium
09:33 Publié dans Textes | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : martin hirsch, inégalités sociales |
26/05/2010
Fourmi
La version de Jean Anouilh
dont parlait Raymonde
La fourmi qui frottait toujours,
S’arrêta pour reprendre haleine,
"Qui s’attendrira sur la peine,
Dit-elle, des ménagères ?
Toujours frotter, jour après jour,
Et notre ennemie la poussière,
Aux ordures jeté notre triste butin
Revient le lendemain matin,
On se lève, elle est encor là, goguenarde,
La nuit on n’y a pas pris garde,
Croyez qu’elle en a profité,
La gueuse ! Il faut recommencer,
Prendre le chiffon, essuyer
Et pousser, toujours pousser
Le balai."
"J’ai tout mon temps, dit la poussière,
Cela s’use une ménagère.
Quelques rides d’abord et l’esprit
Qui s’aigrit ;
La main durcit ; le dos se courbe ; tout s’affaisse
La joue, le téton et la fesse ;
Alors s’envolent les amours...
Boudant et maugréant toujours
La ménagère rancunière
Frotte jusqu’au dernier jour,
Vainc le dernier grain de poussière
Et claque enfin, le ressort arrêté.
Vient le docteur boueux, qui crotte le parquet,
Le curé et l’enfant de chœur et la cohorte
Des voisins chuchotants qui entourent la morte...
Et sur ce corps, vainqueur de tant de vains combats,
Immobile sur son grabat
Pour la première fois une journée entière,
Retombe une dernière couche de poussière :
La bonne."
"Quant à moi, dit la cigale, j’ai une bonne."
Jean Anouilh. Fables. France.
Editions de la Table Ronde. 1962.
10:41 Publié dans Textes | Lien permanent | Commentaires (0) |
16/05/2010
Nietzsche
La suite du texte de Stefan Zweig sur Nietzsche comme vous l'avez deviné. Le début du livre est décapant... ensuite cela manque de précision... mais je n'ai pas fini. Après, je lis la BD d'Onfrey.
...Au contraire, la passion de la connaissance qu’a Nietzsche vient d'un tout autre tempérament, d'un monde du sentiment situé, pour ainsi dire, aux antipodes.Son attitude devant la vérité est tout à fait démoniaque ; c'est une passion tremblante, à l'haleine brûlante, avide et nerveuse, qui ne se satisfait et ne s'épuise jamais, qui nes'arrête à aucun résultat et poursuit au-delà de toutes les réponses son questionnement impatient et rétif Jamais il n'attire à lui une connaissance d'une manière durable, pour en faire, après avoir prêté serment et lui avoir juré fidélité, sa femme, son « système », sa « doctrine ».
Toutes l'excitent et aucune ne peut le retenir. Dès qu'un problème a perdu sa virginité, le charme et le secret de la pudeur, il l'abandonne sans pitié et sans jalousie aux autres après lui, tout comme don Juan - son propre frère en instinct - fait pour ses mille e tre, sans plus se soucier d'elles. Car, de même que tout grand séducteur cherche, à travers toutes les femmes, la femme, de même Nietzsche cherche, à travers toutes les connaissances, la connaissance - la connaissance éternellement irréelle et jamais complètement accessible. Ce qui l'excite jusqu'à la souffrance, jusqu'au désespoir, ce n'est pas la conquête, ce n'est pas la possession ni la jouissance, mais toujours uniquement l'interrogation, la recherche et la chasse. Son amour est incertitude et non pas certitude, par conséquent, une volupté « tournée vers la métaphysique » et consistant dans l'« amour-plaisir » de la connaissance, un désir démoniaque de séduire, de mettre à nu, de pénétrer voluptueusement et de violer chaque sujet spirituel - la connaissance étant entendue ici au sens de la Bible, dans laquelle l'homme « connaît » la femme et par là lui ôte son secret. Il sait, cet éternel relativiste des valeurs, qu'aucun de ces actes de connaissance, aucune de ces prises de possession par un esprit ardent, n'est réellement une « connaissance définitive » et que la vérité, au sens dernier du mot, ne se laisse pas posséder ; car « celui qui pense être en possession de la vérité, combien de choses ne laisse-t-il pas échapper ! » C'est pourquoi Nietzsche ne se met jamais en ménage, en vue d'économiser et de conserver, et il ne bâtit pas de maison spirituelle ; il veut (ou peut-être y est-il forcé par l'instinct nomade de sa nature) rester éternellement sans possession, le Nemrod solitaire qui porte ses armes errantes dans toutes les forêts de l'esprit, qui n'a ni toit, ni femme, ni enfant, ni serviteur, mais qui, en revanche, possède la joie et le plaisir de la chasse ; comme don Juan, il aime non pas la durée du sentiment mais les « moments de grandeur et de ravissement » ; il est attiré uniquement par les aventures de l'esprit, par ces « dangereux peut-être » qui vous font plein d'ardeur et vous stimulent tant qu'on les poursuit, mais qui ne rassasient pas dès qu'on les atteint ; il veut non pas une proie, mais (comme il se décrit lui-même dans le don Juan de la connaissance) simplement l'esprit, le chatouillement et les jouissances de la chasse et des intrigues de la connaissance - jusqu'à ses plus hautes et plus lointaines étoiles -, jusqu'à ce que finalement il ne lui reste plus rien à chasser que ce qu'il y a dans la connaissance d'infiniment malfaisant, comme le buveur qui finit par boire de l'absinthe et des alcools qui sont de véritables acides ».
Car don Juan, dans l'esprit de Nietzsche, n'est pas un épicurien, un grand jouisseur : pour cela il manque à cet aristocrate, à ce gentilhomme aux nerfs subtils, le lourd contentement de la digestion, le paresseux bien-être du rassasiement, la vantardise qui fait parade de ses triomphes et la satisfaction complète. Le chasseur de femmes (comme le Nemrod de l'esprit) est lui-même éternellement traqué par un instinct inextinguible ; le séducteur sans scrupules est lui-même séduit par sa curiosité brûlante ; c'est un tentateur qui est tenté de tenter sans cesse toutes les femmes dans leur innocence méconnue, tout comme Nietzsche interroge uniquement pour interroger, pour l'inextinguible plaisir psychologique.
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