14/09/2006
Tentation -6-
C’est ce que lui disait Jampel, et aussi de ne pas encombrer son esprit de fatras, de le vider des pensées négatives, refroidir son cerveau comme les scientifiques refroidissent des électrons pour les isoler. Approcher du point zéro : le moment où ils se figent, où on peut les compter un par un. Avec les pensées c’est pareil. Il faut les apprécier une par une, et les distiller lentement. Le but, c’est qu’il n’en passe plus aucune. Compteur bloqué. Le zéro absolu de l’activité cérébrale. Mission impossible. Pour aujourd’hui en tous cas c’est très compromis, les idées se bousculent au contraire dans sa tête en faisant des étincelles au plafond comme des auto-tamponneuses.
Encore quelques jours avant de revoir Maurice. Cette fois, ce n’est plus une vague piste… des questions à poser… une enquête à mener. Non, il a une adresse. Il a même vu la maison de son frère à Playa, une villa cossue au fond d’un parc. Il a interrogé la femme de ménage… Il lui suffira de savoir patienter, profiter de l’instant T, attendre, paisiblement. Laisser le passé dans les trous noirs des mémoires d’ordinateurs, le futur dans les boules de cristal. Malgré toutes ses recherches, toutes ces personnes interrogées, il ne sait pas ce qu’il doit espérer de la rencontre avec son frère… Le mystère est entier ou presque… Les questions ouvertes… Ne pas y penser… oublier… attendre… chaque chose en son temps, carpe diem.
Pourquoi n’est-il jamais revenu en France ? Jacques va-t-il retrouver un escroc de haut vol ? L’ex-baba-cool au blouson noir est-il devenu un aigrefin de la finance internationale ? A-t-il gardé des traces de son passé de hippie ? Est-il, par exemple, venu s’installer à Playa Del Carmen pour retrouver d’anciens amis ? A-t-il fui la Thaïlande pour échapper à la justice, comme Lucie le prétend ? Si oui, pourquoi exactement ?
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13/09/2006
Tentation -5-
Maurice défendait toujours Jacques. Il le soutenait contre leur père et ses mesquineries. Un père représentant de commerce qui rentrait à la maison chaque vendredi soir et qui ne s’occupait de rien. Un père absent sauf pour une ridicule petite crise d’autorité, chaque dimanche après-midi vers cinq heures. Jacques craignait les week-ends, puis il s’était organisé. Longtemps, il avait été convaincu que son père le détestait, qu’il aurait voulu un fils sportif, musclé… un fils comme Maurice peut-être, pas un gringalet comme lui, toujours plongé dans ses livres…
Même quand sa mère lui avait expliqué que Lucien, son père, l’avait aimé, qu’il lui fallait dépasser les apparences, il n’y arrivait pas… En tous cas, le jour de sa mort, Jacques n’avait pas versé une larme. Toute la journée, il avait pensé à Maurice parti en cavale trois mois plus tôt, direction Goa et les paradis artificiels, deux mois à peine après ses dix-huit ans. Maurice qui avait abandonné sa Kawasaki verte et qui avait laissé tomber son petit frère par la même occasion.
Maurice parti, Jacques était resté orphelin. La mort de son père n’y avait rien changé. Trente ans plus tard, il était encore à la recherche de ce frère, un prétexte parmi d’autres, comme son divorce qui le laissait maître de son destin, la mémoire de Julia, sa fille adorée qui, selon Jacques, avait hérité de Maurice cette rogne colossale qu’elle avait déployée contre le monde entier du haut de ses seize ans, Julia qui voulait manger la planète, la mâcher puis la recracher en petits morceaux.
Encore une petite heure de soleil et la nuit allait tomber d’un seul coup sur Playa del Carmen. Le hamac est une grande invention mais ce n’est pas le meilleur endroit pour méditer. La méditation nécessite une assise plus ferme. Peu importe. Cet après-midi, Jacques veut laisser son esprit vagabonder, et tant pis pour l’impermanence. Il profite de l’instant T. Jouir du moment présent, carpe diem, un des piliers de toutes philosophies.
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12/09/2006
Tentation -4-
Le seul but qui compte, c’est le bonheur d’être sur le chemin. Un chemin qu’il veut parcourir sans se presser, paisiblement.
En deux ans, Jacques s’est fait de nouveaux amis. Il a revu son vieux copain Philippe. Il a connu Jampel, Jean et Andrew, Lucie, et d’autres. De vrais amis, des gens qui comptent. Des gens qui cherchent… Philippe, le pirate, qui arraisonne les bateaux à bord de la vedette de GreenPeace. Jean et Andrew qui ont fui Dublin, le cocon familial et l’assurance que procure un confortable patrimoine. Jampel, son maître qui lui a enseigné avec le sourire et en toute indulgence les bases du bouddhisme. Lucie enfin, l’improbable Lucie, la rebelle thaïe, qui se paie le culot de trouver le français de Jacques argotique et ses manières de routard trop rustiques pour un chef d’entreprise BCBG comme lui.
Des manières de routard… lui qui avait si peu voyagé avant ces deux années. Et puis, il n’a jamais fait que l’Inde, la Thaïlande et aujourd’hui le Mexique. Petits voyages, mais ces deux ans ont plus compté que les dix qui avaient précédé. Maurice. Un prétexte ? Bien sûr. Il serait parti même sans cet objectif chimérique. La tentation du départ était trop forte. De son frère, il n’avait que de vagues pistes et quelques souvenirs épars. Philippe le lui avait dit : « C’est ridicule de partir à la recherche de ton frangin avec si peu de cartes en main, sauf si c’est autre chose qui… » Autre chose, bien sûr, mais quoi ?
En 1968, il avait onze ans, Maurice en avait dix-sept. C’était un grand frère impressionnant, cheveux longs, musclé, costaud qui partait escalader les montagnes avec cordes, pitons et piolets. Hippie, tête brûlée, disait leur mère, caboche inoxydable. Quand Jacques est entré en sixième, Maurice l’attendait le soir à la sortie du collège. Blouson de cuir, foulard, Ray-Ban, Jacques marchait droit et fier à ses côtés. Plus tard, En quatrième, Maurice venait d’avoir dix-huit ans, il était venu le chercher avec une grosse moto, une Kawasaki verte. Ses copains bavaient de jalousie, ce qui n’avait pas été pour arranger sa réputation de premier de classe prétentieux
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11/09/2006
Tentation -3-
Jacques en est sorti et il n’en est pas mécontent. Pas uniquement d’avoir quitté le monde des ordinateurs mais aussi cet univers de l’argent, des affaires, de toutes les vanités du bizness, de l’agitation des nouvelles… Il y a deux ans, il était plongé dedans, il nageait dedans. À quarante-cinq ans, c’était un homme qui avait tout réussi, enfin presque... Quinze ans plus tôt, il avait créé Logisols, une entreprise florissante, cent vingt employés dont il était le patron incontesté. Un notable dans sa ville, d’autant plus notable que sa femme, Nicole, occupait le poste de première adjointe au maire. Son fils Fabrice lui succéderait un jour à la tête de l’entreprise. Il avait peu d’amis, à part Richard, mais il avait un joli carnet d’adresses, des relations, un réseau de contacts tentaculaire…
Un jour, il a cédé à la tentation du départ, il a tout quitté en douceur. En deux ans quel chemin ! Rien de planifié pourtant… Une suite de petits pas pour gagner en sagesse, prendre ses distances, transformer futilité et petits soucis en légèreté, en sérénité, en joie de vivre… rechercher le détachement, tuer dans l’oeuf le désir et la convoitise sources de souffrance…
Pour la diminution du désir, il y a encore du boulot… pas plus tard que ce soir il a rendez-vous avec Fleur, une belle jeune femme, une artiste qui pourrait bien être sa fille. Jacques l’a invitée parce qu’il lui trouvait une certaine ressemblance avec Lucie… Lucie qu’il a déposée, hier, au bus de Mexico, Lucie, dont il est un peu amoureux, Lucie qui, si ça se trouve, est plus jeune que Fleur. Tout cela n’est pas sérieux. Parfois sa vie balance comme son hamac.
C’est sans état d’âme pourtant qu’il s’accorde ces deux exceptions à sa nouvelle règle de vie. Après tout, il est sur la bonne voie… Ce serait encore mieux s’il arrivait à couper quelques solides ponts qui le relient à Logisols… à renouer un dialogue paisible avec sa mère… à accepter que Fabrice ne soit pas le fils dont il avait rêvé…
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09/09/2006
Tentation -2-
La plage est déserte. Les volleyeurs viennent de terminer une partie acharnée, seuls deux enfants, plus loin, font des pâtés de sable. Rentrée chez elle, Fleur doit se demander pourquoi elle a accepté une invitation au restaurant d’un inconnu. Le soleil brille encore sur la mer des Caraïbes, il illumine le Yucatan, et le Mexique tout entier. Il est probable que Lucie soit déjà à Mexico épuisée par le long voyage dans ce bus rouge cahotant sur les ralentisseurs, ces topes vachards qui jonchent les routes et les villages de ce pays. Des milliers de touristes terminent leur visite des temples mayas et rentrent blasés à leur hôtel.
En France, son fils Fabrice et son ami Richard se couchent après une longue journée de travail. Sa mère est déjà au lit. Elle n’arrive pas à dormir. Elle doit penser à la longue lettre qu’elle lui a envoyée il y a deux semaines. La lettre qu’il a trouvée ce matin, poste restante à Playa, et qu’il a déjà lue et relue. Une demande de rançon morale, une rançon à payer pour prix de sa libération et de celle de Maurice.
L’impermanence… s’il est un sujet de méditation que Jacques peut aborder avec facilité, c’est bien celui là. Tout dans sa vie n’a été que mouvement : son enfance, sa jeunesse, les disputes de ses parents, la fuite de son frère Maurice, sa fille Julia, les aléas de son mariage… tout. Tout a coulé comme du sable entre ses doigts. Incontrôlable.
Son métier… Si Bouddha avait connu l’informatique, il aurait choisi les ordinateurs pour illustrer l’impermanence. Rien de stable dans ces machines… La vitesse est dépassée… L’accélération est obsolète… Les prix des processeurs s’écrasent… Une génération nouvelle chaque année et demie… L’expérience des uns ne sert à personne… c’est à peine si elle peut resservir pour soi-même… et pas longtemps… Des œuvres du passé, il ne reste presque rien… et ce qui reste n’est utile qu’aux historiens, et encore… De toute façon, qu’y a-t-il d’important à sauver ? Tout est construit sur le sable… du silicium… des puces en sable qui n’arrêtent pas de bouger leurs milliards de pattes... Les mémoires se remplissent et se vident à la vitesse de la lumière… les électrons volent… les pixels clignotent… les souris glissent sur des tapis trop petits sans jamais faire une halte ni entamer une quelconque prière… Un logiciel qui fonctionne est un logiciel obsolète.
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08/09/2006
Tentation -1-
Jacques va retrouver Maurice, le frère costaud, héros musclé de ses douze ans. Il va le serrer dans ses bras, pleurer sans doute, toucher son enfance. C’est le but de ce long voyage, le prétexte, ont dit certains qui ont bien raison.
Maurice sera-t-il encore Maurice ? Question idiote. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Aujourd’hui Maurice parle anglais et Thaï. Il pratique cette langue, si difficile pour nos palais occidentaux, avec un accent rude et savoureux aux oreilles de ses amis et de sa famille, sa nouvelle famille. Il se plaît, paraît-il, à parler le muang, ce dialecte du nord aux sonorités paysannes. Depuis peu il s’est mis à l’espagnol. Il doit parler le français avec de drôles de tournures comme tous ces expatriés que Jacques a rencontré dans son périple. Que reste-t-il de ce grand frère parti trop tôt, parti trop loin ?
Allongé dans son hamac Jacques Fabergé se laisse envahir par le calme. L’air est doux, avec à peine un souffle de vent. Il s’est mis en tête de profiter de cette heure à perdre pour méditer. Il s’applique à construire plan par plan une image mentale du monde qui l’entoure comme le lui a enseigné son maître Jampel Rinpotché. Procéder de manière concentrique : la case, l’hôtel de cases, la bande de sable, les terres alentour, Cozumel, Tulum, le Yucatan…
C’est son deuxième passage à Playa del Carmen. Il a de la chance d’avoir trouvé ce petit bungalow au bord de la plage, dans ce village de cases éparpillées sous les cocotiers qu’est l’hôtel Corto Maltese. Des cases de bois, solides, toutes construites sur le même modèle, moitié chambre simple et confortable, moitié abri pour vie au grand air. Il a suspendu son hamac à l’ombre de l’avant-toit, pas vraiment un endroit pour méditer sérieusement sur l’impermanence... Jacques le sait et il en sourit en se balançant doucement.
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07/09/2006
Tentation du départ
Je vais être peu présent sur ce blog pendant quelques jours. J’ai envie de publier ici le début du roman que j’ai en cours, un texte déjà paru au mois de juillet sur le Passe-Muraille numéro 70. Le Passe-Muraille est une revue littéraire suisse de grande qualité mais pas très bien équipée côté Web (cela devrait s’améliorer). J’en reparlerai du plus tard.
La tentation du départ
(titre provisoire)
synopsis
Jacques est un homme optimiste. Il ne pense pas que le monde est bon, il ne peut pas être dupe à ce point, il était chef d’entreprise il connaît bien la société. Pourtant il pense que, si chacun y met du sien, les choses peuvent mieux se passer. Un héros positif pour changer, et un frère, Maurice, peut-être son négatif ?
La tentation du départ raconte la vie de Jacques, en particulier les deux années qu’il vient de passer à la recherche de Maurice parti il y a plus de trente ans. Jacques a cédé à la tentation du départ mais sans jamais oser vraiment couper les ponts comme son frère, lui, l’avait fait. A mesure que l’on apprend à connaître Jacques, des questions naissent au sujet de Maurice : Qui est-il ? Quels secrets se cache derrière son départ ? Quel homme est-t-il devenu ?
A suivre page par page ces prochains jours.
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