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27/01/2009

Page 48

Je me souviens que Joe Brainard avait écrit un livre qui s’intitulait

"I Remember".

Je me souviens que Perec en avait fait un variante française.
Je me souviens d’avoir commis sur ce blog quelques notes sur ce thème :
à madame Mario,
à l’informatique d’avant,
à Jean-Marie,
à Jean-Pierre
et un bout de Sami Frey.

Dans son livre Joe Brainard disait : “Je me souviens d'avoir projeté de déchirer la page 48 de tous les livres que j'emprunterais à la bibliothèque publique de Boston mais de m'en être vite lassé.” Et bien Pierre Ménard à décidé de publier sur son site les pages 48 des gens qui voudront bien lui envoyer. Donc je lis la page 48 des dernières nouvelles de l’homme ici.

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Cela tombait bien, c’était le début de la chronique intitulé le Client. Je vous en met un morceau plus bas pour ceux qui ont le temps de lire aujourd’hui.

On y retrouve le Vialatte un peu réac, amusant  et scro- gneugneu qu'on aime tant dans sa critique des progrès du progrès.

LA STATUE DU CLIENT


Le plaisir d'obéir pousse l'homme à faire des rois et le plaisir de changer, à leur couper la tête. Ensuite, les rois lui manquent. Il célèbre ceux des autres, leur femme, leur belle-soeur, leurs amours, leur sentinelle, leur valet de chambre. Il publie les Mémoires de leur maître d'hôtel. Il cite les bons mots de leur basset. Il en emplit les journaux les plus lus. Il loue pour sa nuit de noces, dans le palais défraîchi de quelque prince teuton, la chambre humide où mourut une vieille dame qui était cousine de deux empereurs. Il cherche à se frotter aux idoles pour que la dorure lui en reste aux doigts. Il chante l'égalité, sans doute, mais le coeur n'y est pas : ce qu'il voudrait, c'est d'être plus égal que les autres, ce qu'il aimerait, ce serait d'être roi. Pour pouvoir le devenir, il veut que tout le monde le soit. Il crée des rois du poisson sec, du rock'n roll, du bout dur et du chapeau mou, de la prose, des vers et du n'importe quoi. Des monarques qui durent deux jours pour qu'un autre leur succède plus vite ; des trônes accessibles à tout le monde, des prix pour tous, des couronnes, des honneurs. Un prix Goncourt, au temps passé, « faisait » quinze ans ; il « fait trois mois. On crée des rois avec des gagnants de mots croisés, des vedettes avec le monsieur qui a cru voir l'assassin, avec l'expert en chaises cannées, l'homme qui a mangé une tête de veau en douze minutes, et celui qui a été guéri par les petites pilules Kinétoi.

S'il est une chose insupportable au démocrate, c'est le plaisir de l'égalité. Il veut des records, des stars, des personnages mythiques. Il veut, à la limite, que son Premier ministre mange à la foire une vache en sucre grandeur nature, comme dans la Cavalière Elsa. Et il aime les records dans l'absurde parce que, en même temps, il les méprise, et qu'il a l'espoir de succéder. Il faut que le champion passe vite, qu'il y en ait d'autres et que son tour vienne, pour qu'il ait lui aussi sa photo dans le journal. Il désire des rois de jeu de massacre. Parce qu'il vaut mieux que le titre aille au mérite douteux ; autrement, ce ne serait pas juste ; le même aurait tout, titre et mérite. Le mérite à l'un, la place à l'autre, c'est une bonne loi. J'ai vu des gens attendre à leur fenêtre de voir passer, pour s'esclaffer, tant ils trouvaient la chose bouffonne, le député qu'ils avaient élu !

Parallèlement, on valorise le rien ; c'est une façon de multiplier les rois. On appelle le collège lycée, collège l'école complémentaire. On donne du galon au néant. Dans le vocabulaire communiste, le poinçonneur du métro s'appelle un « travailleur » ; le chirurgien, qui a ouvert deux ventres et quatre têtes dans sa journée et qui recommencera le lendemain, n'a pas droit à ce titre éminent. Le valet de ferme s'appelle un auxiliaire technique » (« auxiliaire technique agricole »). Pour quoi faire ? Pour le rendre grotesque ? Le valet de ferme est un homme utile et compétent ; pourquoi chercher à le rendre ridicule ?

Quant au bachot, on a donné son nom à une parodie d'examen qui ne réclame même pas du gagnant la connaissance de l'orthographe. Un député a sagement proposé une loi qui le donnerait à tout le monde, d'autorité, à l'âge de dix-huit ans. Ce serait une grosse économie. Partout, c'est la haine de la chose, et le culte de son apparence. On n'aime plus que la grenouille parée des plumes du bœuf.

Ce qu'il y a de curieux, c'est que le public, qui connaît pourtant le processus, qui l'a voulu, et qui en est responsable, finit par croire à la grenouille qu'il a gonflée, à l'orthographe du bachelier qu'il a voulu sans orthographie, à l'autorité générale de l'immense M. Testevuide qui n'a pourtant son portrait dans le journal que pour avoir été sauvé de l'engorgement du foie par le dépuratif Kiguéri. C'est lui qui atteste en tout. Il fait autorité. Autrefois, on aurait demandé la publicité d'un stylo à la marquise de Sévigné, d'un tailleur à Brummel (célèbre dandy anglais), d'un fourneau à Landru. Maintenant, c'est à M. Testevuide. Il est interchangeable, il est universel. C'est lui qui cautionne toutes les gloires. C'est la perfection même de son anonymat qui lui confère toute compétence. « Regardez bien cet homme, dit la publicité : c'est un expert en chaises cannées. » On le regarde, on ne remarque rien. On cherche sur son front la marque du génie, une lueur, je ne sais quoi, quelque protubérance qui serait la bosse des chaises cannées. Ou du capsulage des bouteilles. Mais rien ne distingue sa bonne physionomie de celle du monsieur qui a appris les langues au moyen de disques, ou raffermi son buste avec la « pierre de Lune », sinon parfois la légère calvitie qui s'acquiert par le sérieux des préoccupations. C'est exactement le même expert qui remercie M. Galuchot de lui avoir vendu sa table de cuisine: « Merci, monsieur Galuchot, dit-il, ça, c'est du meuble. » C'est encore lui qui achète le savon Chose. C'est sur sa tête que repoussent les cheveux, grâce aux produits du Grand Laboratoire Machin, la montrant Avant et Après et prouvant même par là que non seulement le grand produit fait repousser la chevelure, mais qu'il rectifie le noeud de cravate, nettoie le col et rase le menton, car, Après, toutes ces choses sont beaucoup mieux qu'Avant. Oui, c'est lui le grand homme anonyme. C'est le roi du jour. C'est l'Expert Inconnu. Comme on comprend que tout le monde s'incline devant l'autorité de sa vaste insignifiance ! Ce n'est plus l'homme quelconque, c'est le Client. Plus il est banal, plus il plaît, plus il rassure, plus il pensera comme on pense soi-même. Et c'est là le point.

Il ne lui manquait que sa biographie. C'est une lacune qui vient d'être comblée. Avec éclat. Par l'éditeur qui a fait le livre le plus cher du monde : L'Apocalypse, illustrée par Dali. L'Apocalypse de Dali est en vente pour deux cents millions. C'est un de ces livres qui font date. On ne l'ouvre qu'avec un concierge. On n'en parle qu'avec des chiffres, comme du Quid ', qui a nécessité l'exploration de huit mille volumes par deux cent soixante-cinq auteurs pour répondre à toutes les questions qui empêchent de dormir l'homme moderne telles que le nombre des jésuites et le prix de l'hectare de terre arable dans le Loiret ; ou comme le Guinness Book, le Livre des Extrêmes', qui sait la vérité sur l'âge du plus vieux chat ; ou encore comme l'Histoire du Sud, le livre le plus grand du monde, qui a plus de deux mètres de haut, et un moteur de douze chevaux pour tourne-pages.

L'Apocalypse de Dali n'a que soixante-quinze centimètres de long, mais sa seule couverture pèse quatre-vingts kilos ; elle est en bronze incrusté de fourchettes. Le texte de l'ouvrage a été manuscrit par une dame poliomyélitique, avec quatre-vingt-trois mille lettres, pas une rature et deux années de travail. Pour ne rien laisser au hasard, Dali avait réalisé en plâtre une grosse bombe, incrustée d'une montre, d'une croix, de clous et de médailles de piété, qu'il avait lancée sur un cuivre où les objets s'étaient gravés. Au Vélodrome d'Hiver. Et c'était sur ce cuivre qu'il avait tracé sa Pietà.

Tels sont les progrès de l'Industrie.

On a d'ailleurs inventé, depuis, le pinceau à air comprimé, un pinceau rotatif de mille cinq cents tours-minute, qui va sept cent quatre-vingt-dix-huit fois virgule cinq plus vite que Michel-Ange lui-même, et la peinture à la hache de bûcheron qui sera suivie très prochainement, n'en doutons pas, de l'aquarelle au sabre d'abordage.

Quoi qu'il en soit, c'est l'éditeur Foret qui, misant à la fois sur le talent, le travail, la qualité, la badauderie et le snobisme, le prestige de l'ésotérisme et le succès des moustaches de Dali, a fait faire, à la bombe, ce livre prodigieux qui se raconte avec des anecdotes, au prix desquelles l'intérêt du texte n'est plus qu'un prétexte léger. On voit par là qu'il connaît son siècle et son métier ; un siècle où ce qui passionne, plutôt que l'information, c'est le nom du speaker qui annonce (d'une voix aimable, avec quelque chose d'engageant!) la perte de quelque territoire grand quinze ou vingt fois comme la France ; où le metteur en scène vous explique qu'une pièce est une « proposition que l'auteur fait au metteur en scène »... (c'est-à-dire que Molière, Shakespeare ou Euripide sont des prétextes retouchables aux inventions de M. Durand, à ses humeurs et ses enjolivures) : où Mlle Machin, célèbre pour son buste, a plus de droits que l'auteur sur le texte d'une oeuvre qu'on veut adapter à l'écran ; où le tailleur, autrement dit, a le droit de vous couper les jambes plutôt que d'allonger le pantalon ; où ce n'est plus au peintre des décors de faire valoir une oeuvre de Hugo, mais à Hugo de faire valoir le peintre ; à M. Tartempion de raconter Racine, mais à Racine de raconter M. Tartempion.

C'est du moins ce que j'apprends par une annonce de presse qui propose, pour un prix d'ailleurs assez sérieux, à tout homme désireux d'avoir sa biographie, de la commander aux Editions Foret, à quelque écrivain distingué, avec portrait et illustrations. Elle lui sera livrée sans délai « dans un emboîtage de haut luxe ».

Attendons-nous à voir bientôt paraître, sous la plume d'Henry de Montherlant, de Jean Paulhan ou d'André Maurois, la Vie de M. Testevuide. On y lira l'histoire de sa rougeole et de son certificat d'études, peut-être même de ses oreillons. Leacock' avait prévu la chose en écrivant, dans ses nouvelles, cette belle Vie de John Smith où le client du métro et le parfait abonné du gaz peuvent mirer en eux-mêmes leur grisante aventure.

C'est ainsi que la célébrité sera mise à la portée de tout le monde.
Il ne restera Plus qu'à faire faire par Rodin une statue de l'usager de l'autobus. En bronze moulé. Très légèrement pensive. Et à la mettre dans un square important.

Ne riez pas, mais saluez au passage. C'est le monument du roi de l'époque. C'est la vraie statue du Client.

18:10 Publié dans Vialatte | Lien permanent | Commentaires (1) |

Commentaires

Enorne ce texte de Vialatte.

Sinon, dans la série "je me souviens", j'aime bien celle de Dubuc's blog sur l'histoire du rock...

Ici: http://dubucsblog.hautetfort.com/archive/2009/01/24/je-me-souviens-du-rock-30-ans-d-addiction-n-8.html

Écrit par : jcmoriaud | 28/01/2009

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