30/03/2006
Le boléro
Mais qui donc a composé le boléro de Ravel ?
Après un premier article sur le dernier livre de Jean Echenoz et en attendant la suite des notes de lecture, c'est avec grand plaisir que j'accueille sur ce blog un texte de Jean Perrenoud à paraître dans le Passe-Muraille numéro 70.
Jean est juriste et documentaliste à l'Université de Neuchâtel (Suisse). Comme moi, il collabore depuis peu au Passe-Muraille, périodique littéraire de Suisse romande.
[Mais qui donc a composé le boléro de Ravel ?]
Mélomane amateur, j’ai trouvé la réponse à cette question fondamentale dans le nouveau roman de Jean Echenoz. J’y ai surtout découvert les 10 dernières années du compositeur français Maurice Ravel (1875-1937). Alors que d’autres écrivains, en cette année d’anniversaire, vous balancent des fadaises et des inepties sur Mozart, Jean Echenoz, avec brio, anticipe d’une bonne année l’anniversaire des 70 ans de la mort de Ravel, ou alors, avec une bonne année de retard, publie un hommage pour les 130 ans de la naissance de l’artiste. Après Au piano (2003), roman dans lequel il décrivait finement un pianiste professionnel confronté à l’enfer de la vie et… de la mort, Echenoz poursuit son exploration de l’univers musical en évoquant, avec pudeur et ironie la vie d’un compositeur, à cheval entre deux siècles, connu de tous pour une œuvre « tantrique » jouée jusqu’à l’écoeurement, mais si méconnu dans sa vie intime, dans sa solitude, ses insomnies et, surtout, dans l’effilochement terrible de ses facultés intellectuelles à la fin de sa vie.
Pierre Lepape, qui offre un portrait très sensible d’Echenoz dans le Dictionnaire des écrivains de langue française (Paris, Larousse, 2001, p. 585) parle de légèreté pour l’écriture de cet auteur discret et il a raison. Je savoure encore les trois premières phrases, intrigantes, de son roman : On s’en veut quelquefois de sortir de son bain. D’abord il est dommage d’abandonner l’eau tiède et savonneuse, où les cheveux perdus enlacent des bulles parmi les cellules de peau frictionnée, pour l’air brutal d’une maison mal chauffée. Ensuite, pour peu qu’on soit de petite taille et que soit élevé le bord de cette baignoire montée sur pieds de griffon, c’est toujours une affaire de l’enjamber pour aller chercher, d’un orteil hésitant, le carreau dérapant de la salle de bains. Il convient de procéder avec prudence pour ne pas se heurter l’entrejambe ni risquer en glissant de faire une mauvaise chute.
Les lieux, les animaux, les objets, et notamment les moyens de transport, deviennent des personnages à part entière du roman et prennent ainsi une part active au devenir de notre compositeur. J’ ai croisé aussi, pêle-mêle, Satie, Bartók, Stravinsky et Gershwin, mais aussi Sacco et Vanzetti, Gerry Mulligan ( !), Ida Rubinstein, Canetti, Véronal, Nembutal et Prominal ainsi que quelques techniques plus ou moins imparables pour endormir les grands insomniaques.
Il y a de belles inventions dans l’écriture d’Echenoz. Ainsi du boléro : Voilà : il est en train de composer quelque chose qui relève du travail à la chaîne. Et plus loin : Voilà qu’il vient de finir ce petit truc en ut majeur dont il ignore qu’il fera sa gloire, quand on le fait venir à Oxford. Celles-ci font avancer la narration, poussent plus loin, toujours plus loin, ajoutent au suspens.
Ces 123 pages tiennent en haleine, font plonger dans l’univers du compositeur. Par moment, on se croit dans la tête de Maurice Ravel comme d’autres l’ont été dans la peau de John Malkovich. J’ai été pour ma part transporté par ce texte foisonnant :
De retour à Montfort-l’Amaury, c’est un printemps français classique et tempéré qui change des excentricités américaines. Avant même que Ravel ait ouvert la porte de sa maison, au-dessus de lui des bandes d’oiseaux l’accueillent qui mettent au point leurs récitals. Du rouge-gorge des murailles à la nonnette mésange, un tas de petits types s’égosillent ainsi dans les arbres, lançant leurs chants que Ravel connaît sur le bout des doigts, sous l’étroite surveillance de ses deux chats siamois.
Tout y est : l’atmosphère limpide des nouveaux jours, la joie de vivre, mais aussi la menace, à peine voilée, d’un coup de griffes qui peut blesser à tout instant.
Jean Perrenoud
Jean Echenoz, Ravel : roman, Paris, Editions de Minuit, 2006.
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