19/03/2013
Kafka
Comment Alexandre Vialatte rencontre l'oeuvre de Kafka, dont il va devenir le grand traducteur et qu'il va faire découvrir aux français. Mais avant ça, il nous décrit un facteur allemand bien pittoresque…
« J'habitais au bord d’un grand fleuve. Dans les maisons la lumière était jaune; dehors elle était grise. La neige couvrait les trams. Le ciel était en feutre et plus noir que les choses. Des enfants lançaient un traîneau. Des hommes passaient en bonnet de fourrure, ombres chinoises. La neige tombait. Le facteur ouvrit la porte. Il ressemblait a l’arbre de Noël.
C’était le vrai facteur allemand. Entre ses moustaches qui retombaient à la façon des branches d’épicéa, il s’élevait, couvert de neige, comme un conifère du Schwarzwald. Des choses rouges et des choses dorées brillaient a sa surface, dont on n’aurait su dire si c’étaient des étrennes utiles ou des ornements folkloriques : des galons, des boutons, des cuivres et des animaux symboliques.
Il était hérissé d'insignes, de porte-plume, de crayons gras, de crayons maigres de crayons noirs et de crayons de couleur; il en sortait de ses doigts, de ses poches et de ses oreilles. Son branchage abritait des aigles nationaux, des initiales, des buvards polychromes, des carbones et des grattoirs. Il faisait signer sur son ventre dans un registre orné d’une gothique ouvragée comme un défilé de pertuisanes*.
Sa tête était au dessus, féroce, majestueuse. Et même joviale. On aurait dit d’un bureau de poste surmonté du portrait de l'Empereur. Il ressemblait à Bismarck, il riait comme un ogre, il avait l’air d’avoir fondé lui-même l’Empire allemand. Un fondateur, voila la chose ; il avait l’air d’un fondateur. Presque même d‘un portier de palace; il ne s'en fallait que d’un brandebourg **. Un fondateur en uniforme de fondateur. En bottes de fondateur. En ventre de fondateur.
Il posa sur ma table, avec une main poilue, un paquet de la taille et de l’épaisseur d‘une brique. Quel monument voulait-il bâtir? Que signifiait cette première pierre ? J'ouvris...
C’était Le Château de Kafka.
C'était Le Château.
Je m’en aperçus à peine ; L’histoire commençait dans la neige; à côté de moi, pour ainsi dire ; au bout de la rue. Un arpenteur, héros de l’histoire, m’y entraînait dans son sillage. Et soudain je me frottai les yeux, pris d'un malaise inexplicable; l’air, la lumière avaient changé d‘indice; il y avait eu un gauchissement inaperçu ; la logique n’était plus la même ; un verre dépoli me séparait des choses. J’étais sournoisement engagé dans une hallucinante histoire qui laissait le bon sens révolté et l’imagination ravie.
Extrait de Kafka ou l'innocence diabolique
* Une gothique, police de caractères.
* Une pertuisane est un lance. Ne pas confondre avec une halebarde, un fauchard, une naginata, une guisarde, une vougue, une bardiche, un manteau de Lucerne, une Trilance Sruss, un partisan... La pertuisane était souvent flamberge, c’est-à-dire qu'elle avait une lame semblable au kriss, en "zig-zag", ce qui avait plus le don de faire peur que d'augmenter l'efficacité de l'arme.
La flamiche est donc une forme d'épée ou de lance comme la colichemarde ou l'espadon, l'arme de prédilection des lansquenets. Le kriss est une dague orientale dont la lame est souvent ondulée. La rapière une épée longue et fine etc...
L'expression avancer flamberge au vent signifie « attaquer sans réfléchir ».
** Un brandebourg est une broderie. Un galon qui orne une boutonnière.
15:31 Publié dans Vialatte | Lien permanent | Commentaires (0) |
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