21/10/2006
Physique
Ligne droite
et
position
des
particules
Je relis régulièrement Henri Roorda ce prof de math genevois, pédagogue visionnaire, qui vivait au début du siècle dernier. J’aime surtout son roseau pensotant qui me rappelle mon maître Vialatte.
Roorda nous parle de la ligne droite et du fait que monsieur Einstein, jeune physicien à l’époque, voulait que la ligne droite ne le soit plus. « essayez de vous représentez une ligne droite différente de celle de l’année passée… c’est la santé même de votre intelligence qui est menacée…. La ligne droite telle que nous la concevons avec netteté a toujours eu une conduite irréprochable… » Il a raison.
Depuis la mort de Roorda en 25, on a fait pire. La physique quantique nous dit que l’on ne peut pas connaître simultanément la position ET la vitesse d’une particule massive. Déjà que c’est une idée farfelue, en plus les gendarmes n’en ont tiré aucune conclusion et continue de verbaliser les voitures à tout va.
On peut comprendre que le cerveau de certains de nos contemporains ne résiste pas à tout ces changements qui manquent sérieusement de rigueur.
Le texte de Roorda tiré du roseau pensotant :
M. Einstein s'attaque à mes convictions les plus profondes. II veut m'enlever une notion que je ne pourrais pas perdre sans sombrer dans le scepticisme le plus affreux et, peut-être, dans la folie. I1 prétend que je me faisais une idée fausse de la ligne droite !
Mesdames, Messieurs, la ligne droite qu'on veut arracher de mon esprit, c'est la vôtre. C'est la ligne droite dont nos pères et nos grands-pères (qui n'étaient pas des imbéciles) se sont toujours contentés. C'est la ligne droite qui, depuis les premiers jours de l'histoire humaine, a suffi aux plus grands génies comme aux plus humbles ramasseurs de hannetons.
Pour soutenir leur thèse, les partisans d'Einstein invoquent une découverte récente qui, à mon humble avis, ne prouve rien du tout. Il parait que la lumière émanant d'un astre quelconque (par exemple, de la planète Mercure) ne peut pas passer dans le voisinage du soleil sans subir une déviation. Mais est-ce une raison pour que la « ligne droite » se mette à minauder et à se tortiller lorsqu'elle passe devant l'Astre-Roi ? Un rayon lumineux est une chose et la ligne droite en est une autre. La ligne droite, telle que nous la concevons avec netteté (nous qui constituons la partie saine de la population), a toujours eu une tenue irréprochable. Elle est d'une constance à toute épreuve. On rencontre parfois des droites brisées. Mais en brisant la ligne droite, on ne la fait pas abdiquer. Ses plus petits morceaux gardent éternellement ses vertus originelles. N'est-ce pas là le signe de l'absolue pureté?
La ligne droite part du fond de notre âme. Elle est le chemin que voudrait suivre notre impatience quand nous nous élançons vers l'objet désiré. Chez les êtres nobles, la ligne droite est une idée innée. Si M. Einstein réussissait à nous prouver que la ligne droite elle-même s'écarte parfois du droit chemin, nous ne pourrions plus avoir confiance en personne.
J'ajoute que les révolutionnaires de la physique moderne constituent un danger pour l'industrie nationale. En répandant leurs idées subversives, ils ne songent pas à ces milliers de professeurs de mathématiques qui, devant leurs élèves avides de certitude, célèbrent chaque jour les vertus de la droite euclidienne, de la bonne vieille droite traditionnelle, dont la devise est :« Ne fléchissons pas !» En enlevant la foi à ces pédagogues consciencieux, ne leur enlèverait-on pas, du même coup, leur gagne-pain ?
Ignorants, mes frères, ne forçons point notre talent. N'allons pas, pour le vain plaisir d'être à la mode, adopter cette droite nouvelle, légèrement courbe, dont les savants auront besoin, désormais, pour « expliquer l'univers ». Restons fidèles à la ligne droite des honnêtes gens, qui, lorsque nous partons, nous montre toujours la route à suivre.
Tout cela est triste. Si les hommes ne peuvent pas s'entendre sur le « droit » et le « courbe », se mettront-ils jamais d'accord sur ce qui est juste et ce qui ne l'est pas ?
12:10 Publié dans Textes, Vialatte | Lien permanent | Commentaires (9) |
Commentaires
Qu'est-ce donc qui manque de rigueur? La physique quantique?
Écrit par : Ruth | 21/10/2006
Bien sûr :-)
Écrit par : Joël | 22/10/2006
Et pourquoi? Tu ne peux pas affirmer cela ainsi, tu dois argumenter!
Écrit par : Ruth | 22/10/2006
C'est de l'hu-mour. Roorda, comme Vialatte sont des humoristes. Je cite un des principes de la physique quantique et constate que les gendarmes ne l'appliquent pas. La ficelle est grosse. Non?
Ceci dit, c'est un peu de ma faute pour avoir été trop elliptique dans un souci de faire court. Du coup, je met une grande partie du texte de Roorda (qui est excellent et qui ne peut pas être pris au premier degré) sur la note.
Écrit par : Joël | 22/10/2006
C'est amusant. C'est bien écrit. C'est de l'humour. Et c'est vrai que ça évoque un peu le scepticisme de Vialatte (mon maître à moi aussi) à l'égard du Progrès... Et pourtant, il y a quelquechose qui me titille désagéablement à la lecture.
Peut-être parce que ça colle tellement bien avec cette façon très frenchy de considérer la culture scientifique avec une ironie qui voile mal une bonne dose de mépris, qui elle-même voile peut-être (mais là je m'avance) une certaine trouille...
Et puis n'oublions pas qu'au début du siècle la relativité n'avait rien de la théorie établie qu'elle est aujourd'hui. Une des armes principales de ses contempteurs, c'était un genre d'humour goguenard (bien plus lourdaud, c'est vrai, que celui de M. Roorda) qui opposait la "ligne droite de nos pères" aux élucubrations de M. Einstein.
"Ignorants, mes frères, ne forçons point notre talent," c'est pas seulement drôle, c'est presque prophétique, non ? Il paraît que c'est la devise que Patrick Lelay a affiché en lettres d'or juste au dessus de son bureau...
Écrit par : dvanw | 23/10/2006
Dawn,
Tu as raison. C'est tout le problème du second degré. Quand Bedos fait un sketch dans lequel il joue un beauf raciste en vacances au Maroc il prend le risque que les beaufs de la salle le prennnent au premier degré et rient sur ce premier degré ("Ah ce que vous leur avez mis, monsieur Bebos, aux gris!...) . C'était tellement gênant qu'il a décidé de supprimer ce sketch de ses spectacles ultérieurs.
Si Vailatte est indiscutablement un conservateur un rien rétrograde, ce n'est pas du tout le cas de Roorda qui était progressiste, son livre sur la grande réforme de l'an 2000 en est une belle illustration. Dans ce texte sur la ligne droite, il fait clairement la caricature des vues de ses comptemporains dont tu parles.
Je replacerai un de ces jours un autre texte de Roorda pour l'illustrer.
Écrit par : Joël | 23/10/2006
Bof, bof, impression de visiter un musée des mots et d'y découvrir le témoin d'une polémique très poussiéreuse et complétement obsolète!
Merci d'avoir ajouté le texte de Roorda.
Écrit par : Ruth | 23/10/2006
Je ne crois pas Ruth que ce soit de l'histoire ancienne mais j'admets que ma présentation de ce texte manque pour le moins de mise en perspective.
Écrit par : Joël | 23/10/2006
Joël !
Oui, visiblement, tu as raison sur Henri Roorda dont j'ignorais tout à fait l'existence jusqu'ici... Quant au conservatisme de Vialatte, certes... Mais bon, ya des gens comme ça dont le talent me semble bousculer les cases.
Et puisqu'on parle de Bedos -dont je ne suis pas très amateur- je dois dire que je préfère mille fois le style d'un Vialatte, fut-il réac, à celui d'un Bedos, fut-il pétri des plus généreux sentiments du cosmos...
PS : jadore la réflexion de Ruth, à propos du "musée de mots". Habituellement, on appelle ce genre de musée un "texte", non ?
Écrit par : dvanw | 23/10/2006
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