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04/04/2006

Villes

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Voilà comment Alexandre Vialatte voyait les villes et leur histoire :

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Quand, pour la première fois du monde, l'homme se dressa sur ses pattes de derrière, encore tout chiffonné du plissement hercynien, et jeta un œil hébété sur la nature environnante,il commença par bâtir ses villes à la campagne pour être plus près des lapins, des mammouths, des ours blancs et autres mammifères dont il était obligé de se nourrir. Il n'y avait, en effet, si loin qu'il regardât, ni marchand de vin, ni charcutier ; pas une boulangerie pâtisserie, pas une boucherie hippophagique. Aucune de ces commodités, comme la vespasienne à tourelle, qui devaient devenir si courantes par la suite. Il s'établit au fond des bois, dans des abris couverts de feuilles de latanier, ou dans des grottes creusées au coeur de la falaise, comme il s'en voit encore en pays tourangeau, parce que le vin s'y bonifie plus rapidement ment et se tient plus frais. L'homme montait la garde à l'entrée avec une massue de cent kilos.

Plus tard, il se logea loin des bois pour éviter la morsure des loups ; il bâtit ses maisons en ville, et même sur l'eau, pour être plus à l'abri, comme on le voit encore à Venise, à Stockholm ou à Amsterdam. Ou par l'exemple des châteaux forts. On les entourait de larges douves. Malheureusement, les grenouilles s'y mirent. Elles empêchaient les gens de dormir. Il fallait toute la nuit les battre avec une perche. Les paysans du Moyen Âge passèrent leur vie à guider la charrue d'une main en battant les grenouilles de l'autre, ce qui limitait la surface des champs. J'ai longtemps cru (la jeunesse est frivole) que les cités s'étaient bâties près des points d'eau, pour les commodités de la table, de la navigation, de l'hygiène et des transports, ou sur des pics autour des châteaux forts pour pouvoir surveiller et repousser l'ennemi. Erreur profonde, m'apprennent des revues scientifiques : les villes ont poussé au hasard.

Il n'y a d'ailleurs qu'à voir une carte : les unes sont en Turquie, les autres en Amérique, en Australie, en Argentine. On en trouve même dans la banlieue de Paris. D'autres sont bâties autour des plus beaux sites : la baie de Sidney, la baie de Rio et celle de Diégo-Suarez. D'autres sur de plats marécages, dans des trous infestés de moustiques et de malarias. Aucun plan dans tout cela, aucun programme sérieux. Un esprit méthodique eût certainement choisi de bâtir dans un pays riche, en Suisse ou aux États-Unis. Mais on agit, malheureusement au petit bonheur.

Il en résulta un fouillis, compliqué de dispersions affreuses. Une chatte n'y retrouverait pas ses petits. A l'intérieur des villes, même anarchie foncière, même surréaliste délire. Des labyrinthes de ruelles et d'avenues en zigzags. De loin en loin, un réverbère pour la commodité des chiens. Même anarchie dans les devantures et les enseignes : le boucher expose des bœufs entiers fendus en long, le pharmacien des boules de gomme et des peaux de chat, des vipères en bocaux, des bocaux verts et rouges. Dans les faubourgs pluvieux s'installent des merceries qui accroissent encore la confusion. De vieilles dames y vendent des épingles et des lacets de corset marron. Nul souci d'unité. Les maisons prolifèrent, se compliquent d'ajoutures. On compartimente les greniers pour en faire des chambres de bonne ; on y ajoute pour l'hygiène une cuvette en émail. On creuse des caves pour y loger le charbon, le fromage, le vin, les araignées. Répétons-le, c'est l'anarchie. On en arrive au bout du compte à vivre chacun pour soi, pour son propre plaisir.

00:05 Publié dans Géographie, Vialatte | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature |

Commentaires

Savoureux... et à quelques détails près très réaliste!
Les villes ont poussé au hasard, c'est cela qui fait leur charme.

Écrit par : Ruth | 04/04/2006

Un texte qui doit dater des années 50-60.
De 52 à 71, Vialatte a écrit chaque semaine une chronique art et littérature dans un journal du massif central La Montagne. Il touchait à tous les sujets sauf la politique qui lui était interdite vu ses idées de droite en contradiction avec celle du journal. En plus de ces 1000 chroniques il en a écrit d'autres pour des revues et quelques livres.
Son style est très particulier, de l'humour, des coq à l'ane saisissants, une vocabulaire riche et qu'il adore placer pour surprendre... Bref, une merveille.

Écrit par : Joël | 04/04/2006

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