Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

23/06/2019

Boris

60 ans que Boris est mort. L'an prochain il aurait eu 100 ans. On ne l'a pas oublié et l'express republie sa nécro écrite par Jean Cau :

I-A17.jpgUn jour Boris Vian, prince d'un minuscule royaume n'a plus joué "de la trompinette".

Il était long comme un jour sans pain et pâle comme une endive. II s'appelait Boris Vian. Il avait des yeux bleus - si bleus qu'à la clarté du soleil on eût dit qu'il était aveugle - et cette tristesse étrange que "l'alchimie, selon Rimbaud, imprime aux grands fronts studieux". Il parlait d'une voix rapide, un peu zézayante. Il souriait. Il ne riait jamais et jamais il ne fut pris en flagrant délit de "sérieux". 

Il était sur ses gardes, l'ironie en alerte, le coq-à-l'âne prêt à jaillir, la fossette narquoise, toujours entouré de "copains" et de "filles" sur lesquels le regard bleu se posait parfois avec une insistance qu'on eût dite angoissée. Allait-il poser une question ? On accrochait ce regard soudain noyé, mais une plaisanterie, un "mot" affûté sifflait entre les lèvres. On riait. Ce long jeune homme était drôle, vraiment drôle tant il était sinistre... Comment était-il arrivé à Saint-Germain-des-Prés ? Comme une asperge. Très vite. En trois jours de l'immédiate après-guerre, Boris Vian était devenu un prince de ce minuscule royaume dont les frontières sont trois cafés et une église. Ancien élève de Centrale, ce titre - à force d'humour - lui allait comme un gant. Il le proclamait sans rire. Un père général, époux d'une mère en rupture de cornette, l'eût comblé. C'était là, prétendait-il, l'un de ses regrets.  

Il portait des chemises multicolores, des vestes extravagantes, des cravates phosphorescentes - toujours déguisé. "On est toujours déguisé, disait-il. Alors, autant se déguiser. De cette façon, on n'est plus déguisé..." 

Son premier roman, J'irai cracher sur vos tombes, il l'écrivit déguisé en Noir américain et se camoufla sous le pseudonyme de Vernon Sullivan. Érotisme, sadisme, whisky, mauvais goût.. Boris Vian se déchaîna. Il regardait son ombre - Vernon Sullivan - encaisser les injures, les éloges et se tailler une gloire qui se trompait de personnage. Quand on le qualifiait d'écrivain, il se déclarait trompettiste ; quand il secouait sa trompette pour l'égoutter comme une salade humide, il se déclarait journaliste, quand on lui demandait un article, il prétendait ne savoir écrire que des chansons. Toujours réfugié derrière ses masques, il glissait, il fuyait, il jouait. Essayez d'attraper un homme en sautant à pieds joints sur son ombre...  

"Je vais souffler dans la trompette !..."  

Des nuits entières, il soufflait, plus pâle, plus long, plus triste encore dans les caves enfumées dont la chaleur collait les cheveux au front des filles et énervait les garçons. Au "Tabou", au "Club Saint-Germain", on allait "écouter Vian", "boire un verre avec Vian", "discuter avec Vian". Il y avait là Gréco. Et Astruc. Et Gélin. Et Sartre. Et Camus. Et Annabel. Et tous ceux qu'on appelait "les existentialistes" et qui, paraît-il, ne se lavaient pas et lisaient L'Etre et le Néant à 4 heures du matin, entre deux entrechats et deux miaulements de clarinette. O légende, que de mensonges - au bord, à l'extrême bord d'être vrais - on a écrit en ton nom ! 

boris-vian1.jpgUn jour de moins

Un jour, Vian n'a plus joué "de la trompinette". On a dit qu'il avait une maladie de coeur. Il a commenté sa maladie en disant :  

"Chaque soufflée dans la trompinette et ça me fait un jour de moins."  

C'était il y a trois ans. Depuis, on avait oublié "la maladie de coeur de Boris Vian..." Elle aussi, il s'était arrangé pour qu'elle ne fût pas sérieuse et qu'on en parlât avec le détachement qu'un homme bien né met à parler des cataclysmes et de sa ruine un beau joueur. Il est mort à 39 ans en assistant à une projection du film tiré de son roman, J'irai cracher sur vos tombes. Il avait écrit d'autres livres : L'Écume des Jours, L'Arrache-CoeurL'Automne à Pékin. Il y disait que la vie est sinistre et joyeuse. Que ça brise l'âme de vivre et que le rire...  

"J'ai remarqué que ça ressemblait à une grimace."  

Que Boris Vian soit mort en assistant à une projection de J'irai cracher sur vos tombes, son plus mauvais livre, sa meilleure farce, comme c'est drôle, dites, comme c'est drôle. Que Boris Vian soit mort - pour ses amis, pour ses copains - si vous saviez comme c'est triste. 

 

17:28 Publié dans Lecture | Lien permanent | Commentaires (0) |

Les commentaires sont fermés.