Une dame en papier
10/01/2012
Encore un morceau choisi de la Dame du Job. Celui où Robert, sorti de sa rougeole, explique que la Dame est sortie de son calendrier et s’est mise à bouger.
La Dame, dans l’auberge du champ de tir, va devenir la déesse de Fred et du narrateur.
Fred rêva un instant.
— Alors, dit-il enfin, c'est une dame en papier? C'est pas une dame en viande?
— Non, dit Robert. Elle est sur un calendrier. Elle est pendue à la fenêtre et on la voit quand on se réveille.
— Ah! Elle est jolie?
— Très jolie. Elle a une fleur rouge dans les cheveux. Et dessous ii y a écrit « Job ». C'est du papier à cigarettes. Grand-père l'appelle la Dame du Job.
— Ah! dit Fred. Elle a une belle robe? Comment qu'elle a une robe? Elle a une robe rose? Et une ceinture dorée?
— Non, dit Robert, elle a un petit boléro noir et des boucles d'oreilles toutes rouges.
— Ca, c'est pas vrai, dit Frédéric. D'abord les boléros, c'est pas noir, c'est bleu. Moi, je le sais. D'abord ma maman en a un. C'est une petite tunique comme les zouaves avec des petits boutons de tringlot. Alors tu vois...
Il chicanait sur les détails mais son coeur savait que c'était vrai. Et déjà il n'aurait voulu pour rien au monde que la Dame n'eût pas bougé. Robert devenait indiscutable. Nulle varicelle ne pouvait plus être jetée dans la balance. C'était lui désormais qui conduisait le jeu.
— Alors, dit Fred, elle a tourné la tête et puis frout... elle s'est remise en place pour que tu puisses pas la voir bouger? Vite, vite... Mais tu l'as vue? Tu étais pas endormi? Qu'est-ce que tu as dit?
— Chut, chut! fit Robert effrayé.
On nous appelait pour le goûter. Le prestige de la Dame du Job céda devant celui des tartines. Mais elle s'était emparée de nos coeur.
Après le goûter, Robert mit le comble à son prestige en sortant de sa poche une tête de canard enveloppée dans un mouchoir sanglant. La tête avait les yeux fermés. Je revois encore ses plumes vertes et bleues, la modestie définitive de ses paupières abaissées, le renflement que formait la tête au-dessus des yeux et le bec jaune qui avait quelque chose d'humoristique et de familier. On avait tué ce canard la veille chez Robert. Il nous décrivit l'aventure : la bonne avec son couperet, le petit billot et l'animal décapite qui avait encore fait dix mètres avec son cou tranche giclant comme un jet d'eau. Robert avait enveloppe la tête et la conservait dans sa poche par fétichisme et par pitié, comme une relique et comme une attraction, peut-être aussi par une espèce d'affreux amour.
Nous enterrâmes cette tête au pied d'un peuplier en bourdonnant des litanies comme dans un enterrement sérieux. La terre glacée résistait à nos pioches.
Ce fut ainsi que, des le premier jour, la grande idée de la Dame du Job fut mêlée à des funérailles. Et son premier drapeau fut un mouchoir sanglant.
— Pleure, toi, disait Robert, puisque tu es la famille.
Il faisait froid, le brouillard montait et l'express emporta ce soir-la dans son sillage l'image de cette dame mystérieuse, aux yeux de danseuse espagnole, qui bouge parfois la nuit dans le coeur des enfants comme dans le cerveau des hommes, muette, souriante, énigmatique, avec sa fleur rouge dans les cheveux.
Au dîner, Frederic, pensif, ne parla pas. Ensuite il fut très excité. Assis sur sa petite chaise et regardant le feu, il fredonnait une espèce de chanson ou la Dame se trouvait mêlée comme un cuivre égyptien à des étoffes étonnantes :
J'ai vu la Dame du Job en macramé cerise Madapolam, madapolam
J'ai vu la Dame du Job et ses boucles d'oreilles Trocadéro, madapolam
(…)
Bien souvent nous devions nous battre au sujet de la Dame du Job, de la couleur de son boléro, ou de la taille de Mustapha, car les enfants, malgré les apparences, ne sont pas plus raisonnables que nous.
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