Le prince de l'Avatar
24/04/2010
Une note pour Denis et pour tous les gens qui, comme nous, aiment autant Vialatte que Raymond Queneau. Tirée de « Dernières nouvelles de l’homme », page 242. Un livre préfacé par Jacques Laurent mais qui ne donne pas de date de parution des chroniques. A noter que Queneau est cité dans 9 chroniques de la Montagne, en particulier dans la 529 La langue et les Travaux puis dans la numéro 530 le semaine suivante… et encore dans la 762 sur « Courir les rues ».
Raymond Queneau
ou
Le prince de l'Avatar
Raymond Queneau est certainement l'un des plus curieux mammifères du xxe siècle occidental. Assis d'une main sur le fauteuil Goncourt, il s'appuie de l'autre sur le Collège de Pataphysique, qui a hérité de la pensée du père Ubu (c'est le plus grave sanctuaire de la loufoquerie érudite). Il y occupe un rang majestueux : quelque chose comme Grand Moutardier du logarithme bifourchu, ou Provéditeur des Phynances, ou Hérisson Cosmogonique des Apparences, ce qui lui a permis, en son temps, de présider à la librairie Loize, à deux pas de Saint-Germain-des-Prés, des Expositions parallèles de tigres royaux du Bengale et de pères de famille bretons contemporains. On dit, c'est peut-être une légende, qu'il conserve dans une malle, pour l'érudition, pour la Science, pour la zoologie de la chose, le plus grand des nains auvergnats, mort en 1905 à Lampdes, monté sur fil de fer par un savant flamand, empaillé et armé de moustaches, avec une étiquette en ronde. Il lui change sa chemise tous les ans.
A la ville, Queneau est Prince de l'Avatar.
Il exerce les fonctions de lecteur chez Gallimard, où il dirige des collections. Il y occupe, à un demi-étage (la maison Gallimard ne comporte pas d'étages), au 5, rue Sébastien-Bottin, en bordure d'un escalier, un de ces mille cubes pareils aux alvéoles d'une ruche où M. Gallimard loge ses spécialistes, ses chimistes du mot, ses physiciens du verbe, résumons-nous : ses faiseurs d'or. Queneau est l'un des rois de ces laboratoires : c'est là qu'on a le plus de chances de le trouver absent.
S'il y est, on découvre un géant à la carrure d'armoire rustique, mais d'armoire pliée par le vent : un peu voûté, tout en courbes, en mollesses, en nonchalances, le cheveu gris et long, la voix traînante et un peu nasillarde (il fait songer à Jean Tissier), il a l'air d'une clef de sol dans un fauteuil Morice. Il se tait en penchant la tête. Son petit oeil luit avec des malices d'éléphant. Et tout à coup, il rit, d'un rire qui ébranle les murs : « Vous avez dit que j'avais dit que M. Dupont avait écrit l'ouvrage le plus stupide du siècle. Il faut retirer ça, je vous en prie. Toute sa famille m'a écrit que c'était vrai. »
M. Gallimard, dans ses laboratoires, a réussi à isoler le mot, matière première de son commerce florissant. Son directeur le prend dans sa pince ; Parain en étudie le spectre avec un prisme ; M. Gallimard, élevant le débat jusqu'au niveau de la méta-littérature, le transforme en or monnayable.
Queneau, lui, dans cette aventure, transmute les mots en autres mots ; il les transforme l'un dans l'autre, il les déforme, il les réforme, il les reforme, il les conforme, il les découpe, en jette les morceaux comme des dés, et regarde ce qui en résulte. Il a quatre-vingt-dix façons de raconter que, sur une plate-forme d'autobus, un monsieur a besoin d'un bouton à l'échancrure d'un pardessus ; par voie de litote, de partie double », de « synchyse », de « logo-rallye », d' « homéoptote », et d'onomatopées. Ses quatre-vingt-dix rédactions composent ses Exercices de style. Le jour où on en fit un disque, ils furent fêtés chez Gallimard par un cocktail. L'entrée du salon était carrossée en plate-forme d'autobus. Il y avait tout Paris Faulkner, un ambassadeur, un faux-monnayeur, un vrai parricide et une semi-poétesse bulgare, qui portait une vraie araignée incrustée dans un médaillon de vrai plâtre, accrochée à une vraie ficelle autour de son cou.
Prince de l'Avatar, des mots, des formes verbales, syntaxiques, littéraires, racontant une même histoire sous forme de roman, de pièce, de film, de sonnet, de rondeau. Queneau était tout désigné pour diriger chez Gallimard l'Encyclopédie de la Pléiade, véritable épopée du mot, gigantesque entreprise où il souligne encore sa ressemblance avec Diderot.
Ses romans sont aussi des aventures du mot, des épopées comiques du verbe. L'homme s'y présente sous un aspect désespérant. Il est à l'homme de M. de Buffon ce que le mégot est au cigare. On ne le trouverait pas dans Plutarque. On aurait plus de chance dans Céline. Tous les romans de Queneau sont faits de personnages miteux, parlant un français marmiteux, dans des banlieues calamiteuses. Le chômeur, l'argot, le terrain vague et la plateforme d'autobus en fournissent toute la majesté. S'ils entrent dans la poésie, c'est par certain halo lunaire. Car l'Avatar est par lui-même un Luna-Park : il n'est de poésie que de la métamorphose ; Suzanne Lilar l'a bien fait voir dans le Journal de l'analogiste. Or Suzanne Lilar, c'est tout dire, est la femme d'un garde des Sceaux.
C'est l'Avatar qui explique ce caractère hybride qui fait de Raymond Queneau un grand rhétoriqueur et un conservateur de la haute littérature (il dirige une biographie des plus grands écrivains du monde), un chimiste de laboratoire, un amateur de contrepèterie, pessimiste, narquois et friand de sordide, amateur de vieilles boîtes de conserve, d'argot crasseux, de traîne-savates, d'idiots complets et d'abouliques décourageants, pailletés tout de même comme le clown de Banville : car une vieille boîte à sardines, dans un terrain vague, à minuit, reste quand même un miroir de la Lune.
C'est en Afrique qu'il a rencontré son héros le plus poétique : M. Amos Tutuola, planton du gouverneur de Lagos dans le Nigeria britannique, ivrogne de génie et nègre yarouba. Le père d'Amos Tutuola, s'étant aperçu que son fils, qui approchait de ses dix ans, n'était fait que pour l'ivrognerie, lui avait donné deux cents hectares de palmeraie et un « malafontier » pour lui faire son vin de palme. Mais le malafontier mourut. Il n'en put souffrir de moins bon. Il partit donc à la poursuite de son ombre, chez les morts, pour l'amour de l'ivrognerie, comme Orphée cherchant Eurydice. Il y trouva les Villes erronées et les Villes où l'on devient rouge, les Villes des morts et les Villes des vivants, le Premier pays des fantômes, le Deuxième pays des fantômes, et « l'ami à deux têtes de la brousse des fantômes », des arbres « d'environ soixante mille décimètres », et la Ville des bébés sans jambes. Il tint son journal de voyage, et raconta ses aventures en anglais. Un vrai patchwork. Queneau les traduisit. Ou bien les inventa. Ce délire nègre, ce folklore, cette épopée, ce rêve d'ivrogne, ces Mémoires du songe africain, il en a fait pour ainsi dire sa plus personnelle création.
Non content des Mémoires de l'Afrique, il a d'ailleurs écrit aussi les Mémoires de la Planète, une sorte de Lucrèce en vers de mirliton, Petites cosmogonies portatives, qui retracent la naissance de la Terre, avec « tuniciers, amphioxus, brouettes, serrures, horloge et marmite de Papin.
Il a même écrit ses Mémoires. Il débuta dans le surréalisme autour de 1925. Zouave, cantonnier, employé de banque, bref, Prince en tout de l'Avatar, il resterait énigmatique si l'on n'apprenait tout à coup qu'il a vu le jour, comme Jean Dubuffet, au Havre, et à la même époque.
« Je naquis au Havre un 21 février
« En 1900 et 3
« Ma mère était mercière et mon père mercier.
« Ils trépignaient de joie. »
C'était peut-être Vichnou lui-même, Dieu de l'Avatar, qui venait se réincarner entre le rayon des bas de coton mercerisé et le tiroir des boutons-pression. De toute façon, jamais naissance, comme on peut le voir, n'a provoqué sur les rives de la Seine tant de piétinements dans le commerce de détail. Jamais auteur, non plus, ne fut plus absent de son oeuvre que Queneau de son dernier livre, le Vol d'Icare. Où est-il passé ? Il se cache derrière des paravents. On dirait qu'il l'a laissé faire par une espèce de consortium composé de Labiche et de Cami, d'Alphonse Allais, de la comtesse de Ségur et de M. Vermot lui-même, inventeur personnel de son célèbre almanach. Avec des personnages qui semblent échappés de comédies d'il y a cent ans : Adélaïde, Hubert et Mme de Champvaux, Premier gendarme, Deuxième gendarme, et M. Chamissac-Piéplu. Dans le style : « Etrange destin qui nous met face à face. Serait-ce un piège ? Une machiavélique combinaison ? »; le style dans lequel, au début de notre siècle, le renard ne pouvait s'appeler qu'un « rusé mammifère », et le serpent un « subtil ophidien ». On s'envole dans la platitude, le démodé fait prime, la buvette est ornée d'une boule en nickel pour les torchons. On ne prend ses allumettes que dans un pyrogène, on ne rêve que de la bicyclette, on ne fume que des « partagas ».
Tout ça sent intentionnellement le papier jauni avec des taches d'humidité, et la vieille affiche de théâtre mal éclairée par un bec de gaz. Les personnages sont des ombres livresques, des héros de roman échappés de manuscrits en cours de rédaction. On se les chipe, on se les emprunte, on les égare. Ils courent la ville, ils fréquentent les humains, ils n'ont pas de pièces d'état civil, la gendarmerie les arrête pour leur faire faire leur service militaire.
Bref, Queneau s'est fort diverti. Il y a pris un plaisir extrême. Et nous aussi, comme autrefois, lorsque, à quinze ans, nous lisions en quelque grenier les collections dépareillées et poussiéreuses des livres de nos grandsparents, dans l'odeur de résine des rayons en sapin.
Mais où est passé Queneau ? Il s'est évanoui. Il est parti sur la pointe des pieds. Le magicien a quitté la scène, nous laissant seuls avec ses accessoires. C'était une ombre échappée d'un livre. Si la gendarmerie le retrouve, elle lui fera refaire son service militaire.
De quel roman était-il sorti ?
Résumons-nous : Icare, fidèle à sa vocation d'aviateur, périt sur un « cantharodrome ». Ainsi finit le livre de Queneau.
Ce sont des choses qui ne présagent rien de bon. Ces échappés de roman et ces cantharodromes ne peuvent que rendre Paris de plus en plus incertain. Qu'attendre d'un cantharodrome ? D'autant plus que l'hiver sera long. Le ciel est noir, le vent glacé, les feuilles sont mortes. L'année s'enfonce dans les frimas. C'est le temps des loups. L'homme se défend contre les rats.
Il est attaqué par le rat noir, qui mange le fromage du Cantal, et la souris, qui dévore la lessive, le privant ainsi de vivres et de vêtements. Au seuil d'une saison qui sera dure. On vient de recevoir de Belgique les nouvelles les plus alarmantes. Elles font état d'invasions de « rats musqués », sans qu'on puisse discerner s'il s'agit d'ondatras, avicoliens à queue velue comme le lemming et l'otomys, ou de piloris des Antilles, qui font un mètre avec la queue. De toute façon, la nouvelle est mauvaise. D'autant plus que le rat « grignote la couche terrestre ». La tour Eiffel, déconcertée, ne trouvera plus, un jour, que le vide sous son pied de fer. Ce sera la fin de la civilisation, dans un tonnerre de béton qui s'écroule et un nuage de poussière effrayant. L'homme, coincé sous les éboulis, périra lentement de silicose.
En attendant, que fait-il dans les villes ? Face. Il fait face courageusement. Il vote aux élections, il chante dans les banquets, il conteste dans les cortèges. Il refuse de passer le bachot, il nie le certificat d'études, il menace de mort les professeurs qui le gênent, il oblige le gouvernement à faire mettre 10 à tout le monde. Il s'exalte pour la patrie. Il va crier : « Yassassin Turkhè » aux habitants de Constantinople. Il chausse ses pieds d'immenses babouches pour visiter la Mosquée bleue, et l'allégresse se répand en Turquie. Et d'autres fois, s'étant mis au service de quelque puissance étrangère, il prend une brouette de jardin et va chercher dans un hangar secret la dernière fusée nucléaire que le monde jalouse à sa patrie. Son complice la dévisse en trois, met les gros morceaux dans une malle, et jette pêle-mêle les petits restants dans une valise. Il envoie par l'avion la malle et la valise à ses employeurs du Kremlin, comme « échantillons sans valeur ». Puis il remet la brouette en place. Si bien que personne n'y voit que du feu. Il achète sans hésitation un chapeau mou aux « Galeries du Progrès ». Parfois même un petit feutre vert. L'un pour la dignité, l'autre pour la fantaisie.
Il y pique une plume de poulet.
Résumons-nous : l'homme est peu de chose. Comment disait donc cette vieille dame sur la tombe de Napoléon ? « Dire qu'il est maintenant sous cette dalle !... Lui qui aimait tant aller et venir !... »
Note : Deux références à Cantharodrome sur Google. The flight of Icarus et la littérature et son autre de Christine Baron. Livre dont Vialatte aurait sans doute fait une chronique à partir de la première page.
Alexandre Vialatte par Pascal Sigoda sur Google Books Référence Queneau
4 commentaires
Merci !
C'est une superbe (et bien étrange) chronique.
Je n'arrive pas à décider si le texte est narquoisement farceur ou franchement hostile sous les apparences de la légèreté. C'est assez troublant de lire Vialatte reprocher à Queneau des vices qu'on pourrait facilement prendre pour les siens : attachement à des formes désuettes, goût du "vieux papier" et des vocables rares... Même leurs personnages se ressemblent : polis, un peu absurdes, coiffés d'un chapeau mou, tiraillés sans cesse entre l'ontologie et la pêche au goujon...
Le passage où on sent le mieux un désaccord poindre, c'est celui sur les "personnages miteux habitant des banlieues calamiteuses". Ca, effectivement, ce ne semble pas être la cup of tea d'Alexandre, dont l'Homme est absurde tragiquement, philosophiquement, sans jamais s'abaisser complètement à posséder une condition sociale...
Mais enfin les points communs me semblent l'emporter largement sur les oppositions. Peut-être y a-t-il aussi une composante sociale et politique à cette apparente animosité entre le Parisien mondain et de gauche, pilier du plus prestigieux éditeur de la capitale, et le provincial plutôt conservateur et moins reconnu par les institutions et le milieu littéraires ?
Je me demande si l’animosité n’est pas dans notre tête parce qu’on connaît un peu trop la vie et les opinions politiques des deux protagonistes.
Ce qui les unit, leur amour pour une langue riche et extensible, leur goût de l’absurde, de l’insolite et de l’excentrique est bien plus fort que ce qui les sépare. Ce sont tous deux des originaux, des artistes et je suis sûr qu’ils devaient faire passer leurs goûts littéraires bien avant leur choix politiques. Je ne trouve pas, même dans le passage sur les banlieues calamiteuses qu’il se montre hostile à Queneau.
Quelques éléments qui le confirment dans le livre Alexandre Vialatte par Pascal Sigoda (lien à la fin de la note)
Tu as sans doute plus d'éléments que moi pour en juger, et tu as donc sans doute raison. As-tu lu le Pasacal Sigoda ? Ou une bonne biographie du père Alexandre ? Et tiens sinon, je profite de cette réponse pour te signaler que l'article de Wikipedia sur Vialatte est scandaleusement insuffisant et anecdotique. If va falloir y que quelqu'un se dévoue pour y remédier...
Non, je n'ai pas lu le Pascal Sigoda ni le Ferny Besson qui était sa correspondante. J'ai lu le livre de Denis Wetterwald qui n'est pas terrible. Je me rend compte qu'il y a pas mal de choses que je n'ai pas lues de Vialatte. C'est vrai que l'article est un peu pauvre. Peut-être que je m'y attaque un de ces jours.
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