Presque rien
22/05/2008
Suite de la “Chronique du rien et même du presque rien” Alexandre Vialatte, in Chroniques des immenses possibilités, Juillard, 1993
Ne piétinons pas l’ennemi vaincu. Mettons-nous d’accord avec lui sur les constatations de M. Jankélévitch qu’il cite avec bien de l’à-propos; elles ne peuvent que réunir tous les suffrages. “Le pessimisme de la négativité, dit nettement M. Jankélévitch (p. 48 de l’ouvrage cité), n’est sans doute qu’une déception du dogmatisme réificateur. (Naturellement!) Il y aurait bien un moyen d’éviter à la fois Charybde et Scylla (nous y voilà): ce serait (bien sûr) de ne plus considérer (folie!) le presque-rien comme la différence mathématique entre le tout et le presque-tout (mais qui y songe, sinon quelque étourneau?), mais de reconnaître en lui le mystère de la totalité en général. (Ce n’est que trop vrai, et tout le monde y consent.) Ce mystère ne peut être rongé par le progrès scalaire de nos connaissances.” Voilà la chose, et là j’applaudis des deux mains.
Qui n’a jamais vu le progrès scalaire ronger quelque mystère que ce soit? Même derrière une malle démodée, dans un grenier de commune rurale! J’ai vu des rats ronger des noix, des lapins ronger des carottes, du tout, du rien, du presque tout, du presque rien, et même parfois du je ne sais quoi, jamais je n’ai vu de progrès scalaire ronger de mystère de la totalité. Ce sont des vérités évidentes, et nos lecteurs ont rétabli d’eux-mêmes. C’est bien là où je voulais en venir, et c’est ce qui confond M. Verdure. Sa critique était inutile. Car nos lecteurs ont rectifié. Je les connais bien. Nous avons fait la guerre ensemble. C’étaient des pâtres du Haut-Cantal. Nous nous entendions sur toute chose, sur le rien et le je ne sais quoi. Nous y étions d’une grande compétence et nul ne nous fit jamais prendre du je ne sais quoi pour quelque chose. Quand on partageait le saucisson, celui qui avait la tranche transparente savait sans nul effort que c’était du presque rien si on voyait le soleil à travers par beau temps, du rien si c’était par temps de brume. Quant à celui qui n’avait que la ficelle il comprenait très bien que c’était du je-ne-sais-quoi; pas tout à fait du rien: il y a dans la ficelle une imprégnation de charcuterie, avec du sel, du salpêtre, ou de la cendre; l’âme du saucisson, essence immatérielle, qui n’est ni le rien, ni le presque rien, mais le je ne sais quoi. Celui qui la recevait en partage ne faisait jamais l’erreur grossière de la prendre pour du presque tout.
Il en naissait mille désaccords qui obligeaient le soldat en campagne à accorder la plus grande importance aux différences du presque rien, du rien abstrait, du rien concret, du rien solide, du rien liquide, du je ne sais quoi qui se met en bouteilles et de celui qui se tartine sur du pain. Toute la vie du soldat, son prêt et sa haute paye, son lit, son vin, sa nourriture, sont une école du presque rien et du je ne sais quoi. Le Puy-de-Dôme également, ainsi que le Haut-Cantal, et le canton de Brioude, qui appartient à l’Auvergne. Ils sont pleins de proverbes et de grand-mères qui enseignent dès la tendre enfance à faire du quelque chose avec du je ne sais quoi, en l’économisant sans cesse. Il n’est pas rare d’y voir des gens partis de rien qui arrivent au même endroit au bout de leur existence. D’autres qui arrivent à du je ne sais quoi avec beaucoup de persévérance. D’autres qui partent de tout et qui n’arrivent à rien. Mais, plus généralement, avec du presque rien ils arrivent à du quelque chose. Et c’est pourquoi ils font très bien la différence, sans ronger le progrès scalaire ni le mystère de la totalité, entre le tout, le presque tout, le presque rien, le je ne sais quoi et le quelque chose.
On peut même dire que c’est leur vocation locale et qu’ils y consacrent leur vie. Et c’est pourquoi le professeur Jankélévitch n’a rien à nous apprendre ici sur les problèmes du presque rien dans le partage du saucisson ou la constitution du livret de Caisse d’Epargne.
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