Une vie
12/09/2011
Une vie,
des noms,
des dates…
30 aout 1923…
La Chapelle d’Abondance.
Vu d’ici, c’est dans un autre monde que tu es née. Un monde sans voiture ou presque, un monde bien plus large où il fallait une matinée pour se rendre à la foire de Crète, pour Annecy c’était la journée, Paris le bout du monde.
30 aout 1923, la famille du boulanger de la Chapelle s’agrandit. Tu es la deuxième, un an après Louise, un an avant Thérèse… On imagine Augustin et Anaïs avec leur petite dernière, plaisantant avec les clients venus les féliciter. Bien sûr ce n’était pas fini, il y en aurait d’autres des filles, Odile, Anaïs, puis Gilberte la benjamine en 1938 et encore deux garçons, Charles puis Maurice en 1931. Je ne me risquerai pas donner plus de chiffres ou plus de dates ici, devant toi, qui connaissait par cœur tellement de dates de naissances, un si grand nombre de numéros de téléphone. Au total, cela fait donc huit enfants chez les boulangers de la Chapelle… C’était courant… c’était une autre époque.
Et puis ce fut la guerre. Tu venais juste de fêter tes dix sept ans quand, le premier septembre 1939 débute la Drôle de Guerre. Une guerre qui, comme l’on sait, ne va pas être drôle bien longtemps. Le petit Maurice, 7 ans, est à Berck en sanatorium, le feu fait rage là-haut dans le Nord, les anglais doivent quitter Zuidcoote, vous n’aurez pas de nouvelles du petit Maurice pendant de longues semaines. Augustin, ton papa, meurt fin 41, sans doute des suites gazières de l’autre guerre, celle de 14. Puis, la série continue, Anaïs, ta maman, décède début 43 en laissant 8 orphelins. Gilberte a cinq ans. Tu n’en as pas encore vingt. Alors les grandes filles vont faire marcher la boutique. Comme tu es la plus costaude, c’est souvent toi qui remue les sacs de farine et aussi qui pétrit, qui enfourne, qui défourne. Rien ne t’est étranger dans l’art de la boulange. Bien plus tard, tu sauras d’où venaient tes problèmes de hanche.
La guerre se termine. Les filles vont se marier. Malgré la dureté des temps, vous saviez rire et vous amuser. Vous n’aviez pas peur des longues marches pour faire la fête dans quelques chalets d’alpage ou pour aller au bal à Châtel, à Vacheresse ou même plus loin… à Vinzier, à Féternes. C’est sans doute comme ça que tu as rencontré notre père, Pierine, un rital de ton âge, un gars d’Abondance, petit, frisé et aussi solide que toi. J’ai cru comprendre, encore une histoire de dates, que vous aviez fait Pâques avant les Rameaux et c’est comme ça que je suis arrivé, un peu prématurément.
Deux ans plus tard, c’était Serge. Vous avez cherché, vous avez marché entre Charmy et le chef-lieu pour finalement vous établir avec la belle famille, près de l’église, une cohabitation pas toujours facile… Mais de bien belles photos en noir et blanc prises dans les travées du cloître de l’abbaye… Et puis ce jour maudit d’août 1954. Deux jours avant tes vingt neuf ans. Pierine tombe du toit de l’abbaye. Le bonheur brisé…
De 54 à 67, c’est la vie chez le père Laurent dans la maison derrière l’église non loin de ce foutu toit bien trop haut de l’abbaye. Tu coupes les carreaux. Tu t’occupes des comptes du grand-père. Tu fais des heures de ménage chez le docteur Farges. Tu laves le linge des gens à la machine. Tu tricotes à la machine, tu es avide de ce modernisme qui débarque. Tu te débrouilles, comme tu peux avec tes deux loustics et un beau père gentil mais pas facile tous les jours, surtout quand les belles-sœurs s’en mêlent.
L’été, on part en montagne. On va ramasser des noisettes à Fremoux, des framboises à La Trèche, la cueillette, c’était quelque chose qui te plaisait bien. Et puis on monte à La Raille, on ose même la croix de l’Ecuelle par la face la plus raide. On grimpe à la Côte chez la tante Louise et l’oncle Gallien. Tu nous parles de la famille. Tes oncles, tes tantes, tous les frères et sœurs d’Augustin et d’Anaïs. Nous, on s’y perd un peu. On voit souvent la tante Joséphine qui descend de Richebourg et colporte les nouvelles en patois, on va à Paris voir l’oncle Maurice et son Alice devenus de vrais titi parisiens. Chez une mystérieuse tante Blanche et aussi chez la tante Ida à Montesson. On va chez Charles à Annemasse. Chez les cousines et les cousins de Bons, Yolande, Josiane, Martine, Michel, Jean-Paul et Pierre. Chez Marthe Bondaz à Thonon. Tu nous parles de l’oncle Germain, de l’oncle Benoît, de la tante Alexandrine, d’un certain Xavier et de bien d’autres qui reposent depuis longtemps en paix.
En 67, on quitte la montagne et on migre à Collonges dans la petite maison du Bourg d’en Haut. Ton compagnon, René, travaille à Genève, tu fais des ménages, chez Presset, chez les sœurs, tu gardes des enfants, la vie est moins dure… Vous partez même dans les îles, bronzer en Guadeloupe mais aussi rencontrer des gens. Vivre des choses différentes. Avant ça, ton grand voyage, c’était La Bourboule avec la 403 de Charles, en 58 ou 59, Serge y allait pour soigner son asthme. Bref, au Bourg d’en Haut, 15 ans d’accalmie… mais ça ne va pas durer.
En 81, René est victime d’un camion fou. Autre coup du sort. Tu te retrouves seule à nouveau, enfin pas tout à fait, tu as déjà des petits enfants. Xavier, Gaëlle qui vont en maternelle à Collonges et que tu gardes bien souvent. Il y a aussi Laurent en Bretagne, puis ce sera Frédéric et enfin Daniel. Tu es leur mamie Jeanne. Tu vas garder Manu, Sabrina et Adrienne qui t’appellent affectueusement Peri, leur mamie de Collonges. D’autres dates de naissance, des numéros de téléphone que tu mémorises sans effort, d’autres anniversaires que tu souhaites ponctuellement.
Bien sûr, la vie ne t’a pas toujours souri mais toi tu restes la même. Ouverte aux autres, généreuse, farouchement indépendante. Tu pratiques la simplicité volontaire : Une dose d’économie savoyarde et le souci constant de ne rien gâcher.
Il y a ces problèmes de hanches qui t’amènent plusieurs fois sur le billard, ce qui ne réussit pas à te rendre ta souplesse. Tu ne peux plus beaucoup voyager alors tout le monde t’envoie des cartes postales avec des photos d’église des 4 coins du monde, même le facteur va s’y mettre.
Tu te déplaces avec difficulté mais tu gardes l’esprit vif. Tu meubles ta solitude en accueillant les gens qui passent au Bourg d’en Haut ou qui viennent te rendre visite. Tu n’es d’ailleurs pas si seule. Il y a toujours quelqu’un au 36 rue du Bourg d’en Haut, et puis, il y a Jacqueline qui passe deux fois par jour. Tu fais un scrabble, des mots croisés que tu n’hésites pas à remplir même quand les mots te résistent… tant pis, tu vérifieras ce soir au téléphone avec Chantal, par chance le supplément du Télégramme breton est le même que celui du Dauphiné.
Hé oui, il y a le téléphone, merveilleuse invention qui te garde en contact avec ton petit monde. Tu suis de près la toute nouvelle génération, tes arrières petits enfants Méline et Lilian à Toulouse, Matéo puis Angelo à Rennes, Alwena et Nohan à Vannes. Tu exiges des photos récentes pour pouvoir tenir à jour tes cadres.
Les années passent… Et puis, il y a cette chute samedi dernier. Tu venais d’avoir 88 ans le mardi précédent. Toute la journée, ton petit monde t’avait téléphoné. Première Odile, ta dernière sœur puis toute la bande des enfants, des amis, des gens qui savent bien que tu les appelles chaque année pour leur anniversaire. Le lendemain, nous sommes allé à Saint Paul chez Françoise et Pierre. Tu étais fatiguée mais très contente de ta journée. Les jours suivants tu étais sereine.
Quand je t’ai appelé samedi matin pour t’inviter le dimanche, tu étais en forme. Tu m’as même un peu charrié pour savoir si on avait récupéré, Catherine et moi. Tu voulais parler du sommet de la Dent d’Oche qui nous avait un peu impressionné. Dernier téléphone, c’était juste avant cette fatale dernière fausse manœuvre.
Quand sa maman meurt, qu'importe notre âge, on devient orphelin.
Voilà. Tu as rejoins ton monde disparu, Augustin et Anaïs, tes parents, Pierrine, René, cette pipelette de tante Joséphine qui t’aimait tant, ta copine Hélène, tes frères et sœurs, et aussi Simone, Martin, Joseph, Madeleine, Marie, Georgy… Mais ici, tu vas nous manquer, tu vas manquer au Bourg d’en Haut et à pas mal de monde.
Reposes en paix, sans souci d’INR ni de maison de retraite.
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