Kou l'ahuri
21/04/2008
Jacques Duboin a publié pas mal de livres pour vulgariser ses thèses économiques dont entre autre une satyre à la manière des lettres persanes de Montesquieu, intitulé « Kou l’ahuri. » [site économie distributive]
[le dessin de couverture représente un économiste barbu monté sur une vieille vache rossinante et brandissant l'étendard de la Saint économie.]
Kou est un jeune Mandchou qui a suivi les cours de la Sorbonne et qui revient en France trois ans plus tard pour comprendre la crise qui frappe notre pays (le livre est écrit en 1934). Jacques Duboin a retrouvé les lettres que Kou envoyait à son père. On y retrouve les thèses distributistes expliquées avec force pédagogie, et quelques commentaires généraux, par exemple sur la course au profit des laboratoires pharmaceutiques ou sur le sort réservé aux étrangers (Kou a dû brusquement terminer son voyage, visiblement raccompagné de force à la frontière)
Lors de son séjour, notre jeune Chinois va visiter l’abbaye de Sainte-Economie, où vivent les économistes libéraux défenseurs de l’orthodoxie. Grâce à son « laissez-passer », Kou a pu pénétrer dans le saint des saints de l’économie politique. Voici un extrait de sa visite. Version plus complète ici. Extrait que j'ai un peu raccourci pour le lcteur pressé.
[…] Quelques jours plus tard, après avoir étudié l’itinéraire et observé scrupuleusement les indications qui m’avaient été fournies, je découvris l’abbaye au détour d’un chemin. C’était un grand bâtiment dressant sa masse sombre au milieu de la campagne déserte. Je fus frappé par l’absence de toute fenêtre ; elles étaient remplacées par quelques lucarnes qui s’ouvraient à des hauteurs inusitées, à croire que les gens du dedans ne devaient jamais regarder au-dehors.
Je frappai à une petite porte surmontée du buste d’un monsieur, sous lequel je lus : « St Jean-Baptiste (Say) ».
[Say, (1767-1832) est un économiste libéral, dit classique, la version 19ième de Jean-Marc Sylvestre.] Kou entre dans l’abbaye et le Père visiteur lui montre la bibliothèque qui ne contient que des livres d’économie anciens et classiques (Adam Smith, Stuart Mill, Bastiat, Jean-Baptste Say…) conservés dans une ambiance obscure.
Le Père Visiteur ne me prenant pas au sérieux, probablement à cause de la couleur de ma peau, était d’humeur joviale. « Avancez, me dit-il, je vais vous faire voir la grande bibliothèque, avant de vous conduire dans la salle capitulaire où se réunissent les Pères pour leurs exercices journaliers. Avancez sans crainte. (…) notre abbaye contient exclusivement les oeuvres des économistes qui découvrirent les lois éternelles régissant les rapports sociaux des hommes. Ces économistes vivaient dans le siècle, allaient et venaient comme ils le voulaient à la recherche des fameuses lois. Mais dès qu’ils les eurent découvertes, ils se réunirent ici pour les conserver pieusement. Depuis lors, les économistes sont cloîtrés et vivent en cénobites avec tous les matériaux qu’avaient accumulés leurs maîtres vénérés. A partir de ce moment-là, aucun document étranger n’a été autorisé à pénétrer ici, car il risquerait de souiller le monument élevé par saint Jean-Baptiste (Say) et ses disciples. »
(…)
« Mais, suivez-moi, il vous faut apercevoir ces Messieurs ; l’heure approche où ils s’assemblent chaque jour dans la grande salle capitulaire. Nous quittâmes donc l’immense bibliothèque où nous n’avions aperçu jusqu’ici âme qui vive, pour prendre de longs couloirs obscurs et déserts. De loin en loin, le Père Visiteur entrouvrait une porte et me permettait de risquer un oeil à la dérobée. J’apercevais des pièces sombres encombrées de livres et de documents.
« Ce sont, me dit-il, les cellules réservées où s’enferment ceux de nos Messieurs qui veulent plus complètement pénétrer la pensée intime d’un grand maître. Voici la cellule dédiée à Stuart Mill et ses disciples. »
Et j’entrevis, dans la pénombre, des vitraux enduits de personnages aux nuances molles. « C’est le maître et ses disciples », me dit le Père Visiteur, en me faisant découvrir des redingotes noires et des jabots de dentelle. Il referma la porte doucement et entrouvrit une autre : celle de Legendre, contemporain de Colbert, murmura le Père Visiteur, l’inventeur de la fameuse formule « Laissez faire, laissez passer ». Ah ! soupira-t-il, que d’ennuis nous eûmes à ce sujet avec les héritiers de Ponce-Pilate ; ils perdirent heureusement leur procès. Enfin, nous pénétrâmes dans la grande salle du chapitre, dont l’allure sévère provoqua mon admiration. Dans le clair-obscur, j’aperçus des stalles de bois sculpté disposées à droite et à gauche. Au fond, je devinais la silhouette de saint Jean-Baptiste (Say) qui se profilait sur la verrière.
« Ne bougeons pas, dit le Père Visiteur, ils vont entrer. » A ce moment, des hommes pénétrèrent dans la salle du chapitre et se dirigèrent vers les stalles qui, une à une, se remplirent. Le Père Visiteur voulut bien me nommer quelques-uns des arrivants et les dépeindre agréablement. « Celui-ci, c’est le Père Momier, me dit-il, en désignant un homme robuste, au visage rasé, porteur de grosses lunettes d’écaille, qui venait de prendre place dans une haute stalle tout au bout de la rangée de droite. C’est notre Révérendissime. » Il ajouta plus bas : « Historien, venu tard à la Sainte-Economie, mais qui sut rattraper le temps perdu. Il en a fait une brillante traduction à l’usage des gens très riches. Il en tire vanité et des ressources dont nous profitons tous, ajouta-t-il dans un murmure. Le Père Momier parut se recueillir. Il plongeait son nez dans son antiphonaire.
(…)
– Celui-ci, dis-je, montrant un Père qui s’était installé sans saluer, et dont l’abord était aigre et renfrogné ?
– Le Père Pèze, me répondit-il, autrement dit la science financière faite homme. Confesseur attitré de plusieurs de nos législateurs, il est encore, en outre, le conseil financier éclairé de la plupart des gouvernements européens. Il est vrai, ajouta-t-il en se rapprochant de moi, qu’ils sont tous en faillite, mais cela n’enlève rien, affirme-t-il, à la renommée universelle qu’il croit avoir.
(…)
L’office allait commencer, car le Révérendissime venait de donner un coup sec de sa claquette.
– Confrères, dit-il, martelant les syllabes et plaçant l’accent tonique sur la première, je vais réciter, à votre intention, l’oraison de l’équilibre budgétaire. D’une voix monocorde, et tandis que tous s’inclinaient, le Père Abbé énuméra les avantages d’une sage administration financière. Je saluais au passage la pénultième et l’antépénultième, lorsque les confrères se redressèrent épanouis.
– Laissez faire, laissez passer, crièrent-ils d’une seule voix. J’entendis alors défiler les antiennes du psautier : les litanies de la saine monnaie, le cantique de la déflation, tandis qu’après chacun de ces chants retentissait le même répons bref du choeur.
– Laissez faire, laissez passer !
Suivirent deux beaux psaumes. Le premier, en ut majeur, commençait par ces mots : « La concurrence est aux hommes ce que le soleil est à la nature » ; le second, en la mineur, débutait ainsi : « Elle est enfin venue la grande Pénitence pour faire expier tes excès de labeur », etc. ›››
Au bout d’une demi-heure, les chants cessèrent et tous les confrères parurent se recueillir un instant. Alors, brusquement, les yeux au ciel, ils entonnèrent tous, à pleine voix, l’hymne sublime à la confiance qui fit trembler les vitraux. C’était tout. L’office était terminé.
Laissons ces Pères à leurs précieuses études. Vous les voyez se diriger vers la grande bibliothèque que vous connaissez déjà.
– Mais qu’y font-ils ? Questionnai-je.
– Ils interprètent les faits qui, par hasard, viennent à leur connaissance, me dit-il, et projettent sur eux la lumière de la doctrine dont ils sont dépositaires.
– Et c’est tout ? Risquai-je, irrévérencieusement.
– Ensuite, ils assurent la bonne marche du BQ, le Bulletin quotidien d’études économique et financère. Ils le rédigent à l’usage de nos adeptes : patrons, journalistes et hommes d’Etat.
– C’est un gros travail !
– Surhumain, dit le Père ; nos Messieurs suent sang et eau pour trouver l’explication orthodoxe des événements qui se passent dans le monde. Quels efforts pour démontrer que la consommation croît en raison directe de la diminution du pouvoir d’achat, que la baisse des salaires est un facteur de reprise, que l’étatisme est un fléau dès qu’il ne se contente plus de protéger les gros producteurs, que la politique de déflation favorise les fonctionnaires et les travailleurs ! Jugez si ces études sont ardues ! Mais, à la longue, elles rétablissent la confiance et la confiance fait des miracles.
– Mais, j’y songe, Kou mon ami, reprit mon guide, ne conviendrait-il pas que vous profitassiez de votre passage pour fortifier votre foi qui me paraît chancelante ? Avec lequel de ces Messieurs vous plairait-il d’avoir un entretien au cours duquel vous confesseriez vos erreurs ?
– Je vous sais très bon gré de vos louables intentions, répondis-je. Cependant le choix m’embarrasse.
L’aimable Père me mit à l’aise :
– Qu’importe, me dit-il, puisqu’ils vous diront tous la même chose.
Il me fit alors pénétrer dans une de ces petites pièces réservées qui ouvraient sur le cloître et m’y laissa en me disant qu’il allait prévenir un de ces Messieurs. En effet, un père économiste vint me rejoindre quelques minutes plus tard et, après m’avoir fait signe de m’asseoir, vint prendre un siège à côté du mien.
Note du 22 Août 2008
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