Amour -2-
30/05/2006
"Si l'amour est réciproque et que nous avons donc affaire à un couple qui s'aime, les conséquences pour l'entourage immédiat et le reste du monde sont certes moins dangereuses, vu que le couple se neutralise largement lui-même, mais elles n'en sont pas moins, humainement et éthiquement, tout à fait déplorables. Les couples amoureux tendent en effet fréquemment à un commun autisme (voir le couple au dîner) ou à une commune arrogance (voir le jeune couple en voiture). Dans les deux cas ils se mettent hors du monde, soit que, dans leur mutuelle fusion et autosuffisance, ils oublient tout ce qui les entoure, soit que, dans l'exaltation que leur procure leur couple unique au monde, ils méprisent celui-ci et ne considèrent plus les autres humains, qu'Éros n'a pas touchés de sa folie sacrée, que comme des imbéciles auxquels ils peuvent faire un bras d'honneur.
Tout cela est étrange et irritant, alors que l'amour passe pour la meilleure et la plus belle chose que l'homme ait à donner et qui puisse lui arriver, et que prétendument cet amour le rend capable de produire ce qu'il y a de plus grand et de plus haut. Comment résoudre cette aporie? Comment ce qui nous abêtit, et qui est potentiellement capable de faire de nous des brutes, peut-il être ressenti et désigné comme le bonheur suprême? L'amour n'est-il, finalement, qu'une maladie, et non la plus belle, mais la plus terrible qui soit? Ou bien est-il un poison dont le dosage décide s'il est bénéfique ou dévastateur? Au secours, Socrate, au secours!
L'âme de l'homme, dit Socrate, n'est pas homogène, elle est divisée en trois, et il la compare à un attelage que nous pouvons nous représenter comme celui d'un char antique, constitué de deux chevaux et d'un cocher. Or c'est déjà une prouesse de maintenir un tel véhicule sur la piste. Mais cela devient une aventure à se casser le cou dès lors que, comme dans l'attelage de l'âme, seul l'un des chevaux est de bonne composition, docile et facile à dresser, tandis que l'autre est mauvais, sauvage et rétif. Lorsque de surcroît Éros entre en jeu, que l'âme triple commence donc à aimer et se trouve face à l'objet de son amour, l'attelage inégal échappe à tout contrôle. Le mauvais cheval prend le mors aux dents et doit être fouetté et maté, aussi souvent et longtemps qu'il le faut pour que les flancs lui cuisent et que sa bouche saigne et qu'enfin il se plie humblement à la volonté du cocher et, comme le brave cheval, approche l'aimé avec une hésitante modestie. Chez cet aimé, une fois qu'il est séduit et gagné, germe alors l'amour qui répond à l'amour : il se laisse toucher, embrasser et enfin entraîner sur la couche.
Et alors seulement, dit Socrate et écrit Platon, « quand ils sont ensemble pour dormir, le cheval indiscipliné de l'amoureux a beaucoup de choses à dire au cocher, et il fait valoir son droit à de petites compensations pour toutes ses souffrances ». Au demeurant, l'âme selon Platon est immortelle. Et c'est vrai de toute âme. Même de celle chez qui le cocher est faible et où c'est le mauvais cheval qui donne le ton. Mais à une telle âme Éros ne donnera pas des ailes, pas plus qu'aux âmes qui croient pouvoir renoncer à Éros. Après la mort, elles se retrouvent toutes dans des cachots souterrains, pour y faire pénitence mille années durant. Les autres, en revanche - et à notre avis elles ne sauraient être bien nombreuses -, dont les cochers sont assez forts et réfléchis pour ne pas lâcher les rênes au mauvais cheval, et qui ne se sont toutefois pas détournées de l'amour, Éros après la mort leur fait pousser des ailes, et elles s'élancent et volent dans la lumière, et se rapprochent de la sphère où habitent les dieux."
Patrick Süskind - Sur l'amour et la mort
5 commentaires
Aucun mérite...
je fréquente des gens qui me grandissent!!!
Merci Jojo
Beauté céleste, je me serais prosterné devant toi; puis te tenant dans mes bras, j'aurais prié l'Eternel de te donner le reste de ma vie.
Concours!!!!
L'amour? en parler dépand de l'age!
Je ferai mieux de dormir, je SAIS!
Comme c'est joli par ici :-)
Pour en dessous, j'aurais dit, à tort, Francesco Alberoni.
Il parle pas mal du choc amoureux, de la rencontre etc d'un point de vue sociologique. Ouvrages un peu anciens parfois mais pas forcément "périmés"
Roberto,
J'ai triché, de toute façon je ne l'avais pas lu. Il me semble que François René était frappé de l'illumination, ahurie dont parle Süskind :-) comme Dante avec Béatrice, Pétrarque et Laure, Cavalcanti et Giovanna, Boccace et Fiammetta ou encore dans la fiction Quichotte et sa Dulcinée...
On dirait que le rital est sentimental
Alexandra,
Merci. Quand à Francesco Alberoni, encore un italien... c'est pour moi un auteur à découvrir qui a première vue semble être une mine sur ce sujet.
Ca sent le printemps par ici :-)
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