Oeil serein -2-
29/12/2005
...Besoin de lui et aussi de Mario, l’italien fou, le bel artiste plus sidérrraaaaal que le grand Dali lui-même.
Quel atelier ! Quel bordel de bois, de peinture, de morceaux de plastique, de fer-blanc torturé. Quelle belle lumière d’hiver !... Il ne faisait pas très chaud, je revenais du judo ou du handball ou du basket-ball ou, peut-être même simplement, du collège, je ne sais plus. J’avais eu ce petit malaise dans la rue. Manque de sucre. Mario passait par-là. Son atelier était à deux pas. Il m’avait fait un grand grog très sucré qui m’avait rendu légèrement euphorique. Je voyais les sculptures fondre comme des montres molles. Au fond de l’atelier le grand pantin de chiffons qui se marrait ressemblait à un Gargantua de Gustave Doré. Mario me forçait à manger une tartine de confiture aux myrtilles. J’avais douze ans, treize peut-être. Il devait en avoir vingt-trois ou vingt-quatre. Il était gai, primesautier. Des deux, ce n’était pas moi le plus jeune.
Parfois le soir, quand j’étais sur le trajet, je passais à son atelier en vitesse. A la réflexion, la syncope, ce devait être en revenant du judo, rue du Prince… Un jour où j’admirais un nouveau dessin, papa a frappé. J’ai fait les présentations. Le courant n’est pas passé… mais pas du tout. A la maison j’ai du m’expliquer. Y avait rien à expliquer. Mario avait tout dit. Il m’avait donné à boire et à manger, on était en train de devenir des amis. C’était aussi simple que ça ! Maman n’était pas du tout de cet avis. Elle était très agitée. Le soir même, la porte de ma chambre entrouverte, j’ai connu le fond de sa pensée :
- Tu crois qu’on devrait faire quelque chose ?
- A part lui interdire d’y retourner… Non, je vois pas.
- Mais tu as dit que ce Mario était un peu efféminé, c’est inquiétant, non ?
- Ecoute, n’exagérons rien ! C’est un artiste, il est grand, les mains fines, un peu androgyne peut-être, mais assez beau garçon dans l’ensemble. Il m’a paru… franc… direct.
- Ça ne fait rien, je suis inquiète, avec tout ce qu’on entend, toutes ces histoires de pédophiles.
J’avais du regarder androgyne dans le dictionnaire pour être sûr. Le reste, j’avais bien compris. Ça c’est l’avantage d’être un fort en thème, on comprend tout très vite… du moins en théorie. Je suis retourné chez Mario en douce. Papa-maman avaient réussi à créer le malaise. J’aurais aimé en parler à Mario mais c’était trop difficile. En même temps, je ne le voyais plus de la même manière. C’était dommage, mais c’était aussi un peu plus intéressant. Quand j’y repense, allongé dans ce lit, cette ambiguïté entièrement due à papa-maman, ça me rend encore tout bizarre, une sorte de regret peut-être, sans doute…
Comme l’oncle Lucien, Mario me posait des questions sur ce que j’aimais, sur ce je voulais faire dans la vie. On buvait du thé chinois en sachet, un thé au délicieux goût de fumée. Pendant qu’on laissait infuser, on avait une vraie conversation d’adulte à adulte. Il s’intéressait sincèrement à mon avis. Il ne se contentait pas de réponses toutes faites. Il voulait savoir ce qu’il y avait derrière les questions… Bien sûr je parlais des ambitions de papa-maman. Il ne critiquait pas. Mais il disait toujours avec ce léger accent italien, « oublie ce qu’ils pensent eux, dis-moi ce que tou en penses toi. Ta vie, tou sais, elle est à toi, à personne d’autre. » Cela n’a duré que quelques mois. Quelques sachets de thé chinois. Finalement, c’est mon père qui y avait mis bon ordre. Pourtant… Mario et Lucien… dans ma vie, ils ont compté. Plus peut-être que papa-maman.
Comment mon père s’y est-il pris ? Exactement, je ne sais pas. Son bras, qu’il disait long… Sans doute… Ma jeunesse, l’attirance de Mario pour les hommes… Un beau jour Mario m’a demandé de ne plus venir à l’atelier. J’ai obtempéré facilement. Trop facilement… Dommage ! Il me disait que, là-bas, dans sa petite ville des Pouilles il n’aurait pas pu continuer à vivre. Etre artiste passe encore mais homo, pas question. Et lui, il était homosexuel et il voulait être un artiste, alors… Alors pour vivre sa vie sans faire chaque jour de la peine à sa mère, il avait pensé que la France… que Paris… Ici il était heureux, autant qu’on peut l’être, quand on pense un peu sa vie. Après Lulu et ses truites, c’est Mario et ses sculptures tarabiscotées que je veux faire revivre dans ma tête. Aujourd’hui, c’est tout ce qu’il me reste…
Surtout oublier ces années hi-tech. Oublier les machines, les programmes, les procédures, les méthodes, les projets, la gestion de projet, la gestion tout court… Oublier tous les requins et leurs gadgets débiles. Leur marketing, leur fric, leurs profits, leur retour sur investissement, leur compétitivité… Et tous ces mots nouveaux qu’ils inventent chaque saison, pour donner l’illusion du mouvement. Des devises vides de sens. Le dernier c’était comment déjà ? … Ah oui « create a single source of the truth. » Créer une seule source de vérité. Trop drôle ! N’allez pas croire que c’est religieux : biblique, coranique, bouddhique… Non, c’est rien du tout, c’est informatique. Ça veux dire mettez vos données dans un seul fichier géant, mettez chacune à un seul exemplaire, sans redondance. Faites de ce fichier une-seule-source-de-vérité pour votre entreprise. Une phrase pompeuse, bâtie sur une idée simple, simpliste même. Un bel exemple de vide. La devise du mois prochain, de la semaine prochaine, ce sera pire… c’est sûr. Je déteste que l’on galvaude les mots de cette manière.
Attention alerte ! On se calme… Je rappelle : ma résolution de la semaine « stop à la haine et à la détestation généralisée. » La haine, ça aigrit, ça ne sert à rien… Dans mon état, mieux vaut travailler la patience… la sérénité. C’est curieux comme je m’en rends bien compte aujourd’hui. Hier je crachais sans cesse mon venin contre toute cette technologie. Une réaction épidermique… c’est évident. Je suais des pensées technophobes. J’étais comme un séminariste défroqué, j’avais besoin de bouffer du curé et de déglutir le dogme. Chaque jour, pendant deux ans, j’ai vomi mes tripes sur ce monde technobizz… C’était plus fort que moi.
Après des années de conditionnement, j’avais besoin d’air frais. Alors j’ai tout viré. Tout !... Le moindre bidule, à moteur et sans moteur. Les ordinateurs : vendus. L’électroménager, aspirateur, moulinettes, tout le bazar : liquidés. La télé, à la casse. Le magnétoscope, itou. Le VTT à suspension semi-rigide et transmission ultra souple : soldé. Le mi-course ultra léger : donné sans regret au fils de mon voisin. La tondeuse autoportée, vitesses et marche arrière : remplacées par une grande ânesse du Poitou. Même la BMW, changée contre un scooter. Faut quand même pouvoir bouger un peu, parce que dans la Creuse y’a pas de métro. J’ai gardé aussi la radio, sauvée par le gong, grâce à une émission de Michel Mermet sur la société à deux vitesses. Au fait, l’ânesse je l’ai prénommé Brigitte, elle est adorable. Je pense à elle chaque jour. J’espère que le père Valentin s’en occupe bien.
D’accord cet extrémisme était stupide, mais je n’en pouvais plus. Cinq ans chez TKN, Total Knowledge Network, l’ordinateur pour tous. Salaire de ministre pour un bourrage de crâne maison. Une année à Munich. Deux ans à Huston. L’avantage, c’est qu’aujourd’hui je parle assez bien plusieurs langues. Je pratique à merveille le computer-speak en cinq ou six langues. Eux aussi, TKN, comme les profs, comme papa-maman, ils ont cru que j’avais le profil d’un leader. A Huston, ils ont bien vite réalisé que je ne deviendrais pas un executive, que je ne ferais jamais parti de la caste étroite des dirigeants de multinationales… Trop rêveur… pas assez de poigne… Enfin, j’imagine que c’était ça leur idée à mon sujet… Ils ne m’en ont évidement rien dit. Mais les résultats des formations intensives le laissaient bien deviner… Mon plan de carrière commençait à battre de l’aile. Il fallait me rendre à l’évidence, mon arrivée dans l’élite n’était plus au programme... Ils allaient donc me laisser tomber comme une vieille chaussette… une question de mois. De retour à Paris, j’ai encore végété deux ans dans des postes de management avant de me décider pour la start-up.
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